Samedi soir dernier, le Club Soda accueillait sur scène le rappeur québécois Manu Militari venu célébrer avec ses admirateurs montréalais ses dix ans de carrière depuis la sortie de son premier album solo: Voix de fait. Plus de 1400 fidèles ont bravé le froid glacial qui sévissait à l’extérieur ce soir-là pour se rendre à ce spectacle unique, vendu à guichet fermé.
Pour réchauffer la salle, Cart3l et sa bande ont bien fait pour imposer l’ambiance, mais une foule enthousiaste, à la limite impatiente, scandait déjà le nom de « MANU ». Une fois la première partie terminée, l’artiste est apparu sur scène dans un faisceau lumineux sous un raz de marée de cris et d’applaudissement, remerciant du regard, le poing fermé sur le cœur, cet accueil chaleureux juste avant de débuter sa prestation avec 4 saisons : le ton était donné. Les nostalgiques ont eu droit à une revisite complète du premier album puisqu’aucun titre n’a été négligé en première partie. Pour l’occasion, le rappeur de CDN avait rassemblé ses frères de micro OTT et Stan, en plus des autres membres du défunt groupe Rime organisé, avec qui Manu a évolué dès ses débuts, sans oublier, bien sûr, DJ Foul et DJ Skorpyon qui les accompagnaient derrière leurs tables tournantes.
Question de se reposer les cordes vocales, les DJ ont pris le relais le temps d’un entracte en faisant revivre de grands succès du rap québécois et américain afin de tenir les connaisseurs en haleine. Puis, en deuxième partie, les artistes ont repris la scène d’assaut, un retour en force avec Grande Plume, accompagnée d’un danseur autochtone pour se plonger dans le thème. S’en sont suivis les plus gros succès des albums Crime d’honneur, Marée humaine et Océan, un cadeau apprécié par la foule infatigable. Même si les spectacles de Hip Hop et de Rap n’ont jamais de mise en scène à couper le souffle, il faut tout de même mentionner l’effort à l’éclairage avec les jeux de lumière qui allumaient sur le tempo et aux bons moments sur les punch lines. Petit bémol pour la qualité du son: la musique semblait parfois trop forte et les micros mal ajustés, ce qui brimait en quelque sorte « les rimes de sultan et le flow tight sul temps ». Toutefois, comme les fans connaissaient les paroles des chansons par cœur, ce facteur ne semblait pas trop déstabilisant pour la plupart des spectateurs.
Rétrospective: 10 ans de carrière
Depuis le début de sa carrière, Manu Militari a produit quatre albums qui totalisent plus de 65 000 CD vendus. Il fait ses marques dès avec son premier album, puisqu’ il lui a permis de remporter le prix « révélation francophone de l’année » au Gala Soba en 2007. La même année, il a raflé les trois prix suivants: « album de l’année », « artiste de l’année » et « vidéoclip de l’année » pour L’empreinte, lors du Gala M-U. En 2008, c’est son vidéoclip La traversé du lac Nasser, tourné au Caire, qu’il lui a valu la première place dans la catégorie « vidéoclip francophone de l’année » au Gala Soba. Respectivement en 2010 et en 2013, ces deux albums suivants, Crime d’honneur et Marée Humaine, lui ont rapporté tous deux un Félix pour « l’album de l’année » dans la catégorie Hip-Hop. Un parcours impressionnant quand on constate que la musique urbaine n’a jamais eu de place privilégiée dans un petit marché comme le Québec, où les radios commerciales l’ont toujours boudé et lorsque l’on s’aperçoit qu’à travers le temps que Musique plus a perdu sa vocation. Pourtant Manu conserve son attitude de résistant, totalement indépendant : « Je fais ma musique du mieux que je peux et il y a du monde qui aime ça, c’est aussi simple que ça (…) je m’en fout de l’industrie, il me ne pousse pas, mais je ne les pousse pas non plus, chacun fait ce qu’il a à faire et c’est correct comme ça », affirme le rappeur d’un ton résigné.
En 2012, une longue controverse surgit après la sortie de son vidéoclip L’attente. Il décrit dans son texte la perception d’un insurgé afghan qui tente une embuscade contre les soldats étrangers qui se sont invités dans son pays. À l’époque, les militaires canadiens et le gouvernement conservateur ont déclaré « être choqués » par le clip. Pourtant, même si Manu Militari n’est pas du genre à s’en laisser imposer, il décide de retirer cette chanson pour la remplacer par Esclave en fuite juste avant la sortie de l’album Marée Humaine : « C’est sûr qu’il y a une amertume, mais ce n’est pas l’industrie, c’est au niveau politique, c’est au niveau économique. Je ne suis pas quelqu’un qui parle beaucoup, mais j’ai vu toutes sortes de choses, j’ai entendu toutes sortes de choses. Les gens ne savent pas que ma vie a été en jeu… je ne vais pas m’éterniser là-dessus, de toute façon je n’ai pas besoin de leur prouver quoi que ce soit. Moi je sais qui je suis, je sais pourquoi je l’ai retiré, oui je trouve ça plate, mais je ne le regrette pas, mais c’était fuck top. » Pour les intéressés, le clip est toujours disponible sur YouTube.
Depuis les 10 dernières années, réglé comme une horloge, Manu nous revient à tous les trois ans avec un nouvel album abordant des thèmes épineux et d’actualité, dévoué à un style authentique avec des paroles crues, mais toujours pleines de sens. Si l’on suit cette logique, on peut s’attendre à un autre album pour 2018; il nous a confié « je n’ai toujours pas commencé, mais je vais le faire ».
Bientôt un best-seller pour Le sourire de Leticia
En octobre 2016, il publie son premier livre: Le sourire de Leticia. Son récit de voyage voit le jour sur les tablettes des libraires et en seulement quelques mois, 3000 copies se sont écoulées. Son éditeur Stanké se voit dans l’obligation de retourner chez l’imprimeur pour distribuer 2000 copies supplémentaires. Au Québec, un livre devient un best-seller lorsqu’on atteint 5000 copies vendues, une mission qu’il est sur le point d’accomplir.
Comment expliquer un tel succès? En fait, on découvre le voyageur, l’homme derrière l’artiste, mais toujours authentique et présent avec la même grande plume que l’on retrouve dans ses textes sur ses albums. Il nous raconte son périple au beau milieu de l’Amazonie sauvage, quelque part entre les frontières du Brésil, du Pérou et de la Colombie, là où l’on retrouve le village de Leticia.
Son style d’écriture imagée nous transporte, on a l’impression de voir à travers ses yeux, de sentir les odeurs, d’entendre les moustiques, de participer à ses rencontres, d’être présent à ses côtés, bref de faire partie du voyage. « Quand j’ai commencé, je ne pensais pas que j’écrivais un livre, j’ai vraiment écrit pour le plaisir (…) sur la Colombie. J’écrivais live sur le spot, donc c’était très rapide, ça coulait comme de l’eau ». Avec le succès de son premier récit de voyage, Manu croit bien nous en offrir d’autres dans un avenir rapproché. « J’aimerais beaucoup ça [écrire un autre livre], mais je ne sais juste pas où aller, si je le savais je partirais très vite », souligne-t-il.
Les deux pieds sur terre
Depuis les 10 dernières années et malgré tout son succès, l’artiste de CDN garde les deux pieds sur terre: « si j’arrête de faire de la musique, il n’y a aucune porte qui me sera ouverte ou très peu, des portes de balayeur et ça ne m’intéresse pas. Les gens t’écoutent s’ils aiment ce que tu fais, pas parce que tu as un nom, parce que des noms qui arrêtent de fonctionner, c’est la majorité. Donc, si un moment donné je fais de quoi qui n’est pas bon, l’intérêt va baisser », avoue-t-il. Même si le mouvement Hip Hop se meurt de plus en plus au Québec, Manu Militari est l’un des rares qui a su redonner un second souffle au vrai Street Rap d’ici. Espérons que son public d’irréductibles le suivra encore longtemps pour qu’il puisse continuer à contribuer à la trame sonore de nos vies pour une autre décennie.