Emmanuelle Ceretti-Lafrance
Odon Von Horvath n’est pas un auteur très monté au Québec. Cet auteur allemand d’après-guerre que l’on pourrait comparer à Büchner, Muller ou Brecht, ne semble pas trouver résonnance en Amérique. Pourtant, dans la salle du Théâtre Prospéro ce soir-là, tout le monde est à l’écoute.
Un mercredi soir pluvieux de mars, j’entre dans une des salles de spectacle du Théâtre Prospéro. Un grand rideau noir mi-transparent couvre le devant de la scène où une projection de Maxim Gaudette, alias Don Juan, n’ose nous regarder dans les yeux. En arrière-plan, des ombres marchent dans le décor, de plus en plus vite, puis lentement. Cela met immédiatement le spectateur dans l’ambiance sombre de Don Juan revient de la guerre. Je me sens minuscule sous le regard de l’homme à qui toutes les femmes se donnent. Son omniprésence nous déconcerte déjà et me voilà envoutée, comme tant d’autres femmes avant moi.
Don Juan revient de la guerre et il n’a qu’un seul but: retrouver sa fiancée. Il lui écrit plusieurs fois, lui jurant sa fidélité, mais ses lettres restent sans réponse. Il tombe alors gravement malade. Toutefois, sa guérison lui ramènera non seulement la santé, mais le replongera dans ses vieilles habitudes. Il redevient donc le coureur de jupons célèbre qu’il était autrefois. Mais le monde a changé. Les femmes ont changé. La guerre les a faites veuves, leur a donné un emploi, les a rendues responsables de leur destinée. Trente-cinq femmes passeront dans la vie de Don Juan, mais il n’en recherche qu’une seule.
Six actrices se partagent les trente-cinq rôles de femmes. On pourrait penser qu’elles finissent par toutes se ressembler, et qu’il devient difficile pour le spectateur de suivre les changements de personnages, mais ce n’est pas le cas. Les actrices ont su mettre une saveur particulière à chacune de ces femmes, variant les accents, démarches, manières de parler et jusqu’à l’énergie même du protagoniste qu’elles dépeignent. Maxim Gaudette n’est certes pas en reste. Seul homme de la distribution, il a su faire le portrait d’un Don Juan brisé par la guerre et la maladie tout aussi bien qu’un Don Juan en plein contrôle de ses charmes. Sa présence scénique intense mêlée à son jeu tout en nuance amène une nouvelle dimension au personnage célèbre que nous sommes habitués de côtoyer dans l’œuvre de Molière.
Il y a quelque chose de troublant dans l’ambiance de la pièce: une inquiétante étrangeté omniprésente qui ressort lorsque l’on s’y attend le moins. Autant par des figures grotesques dans le faciès des acteurs ou dans leur manière de se fondre dans l’espace. Une rupture semble s’effectuer dans leur jeu, comme si le miroir du paraître se fracassait. Les acteurs tentent de crier, la bouche grande ouverte, mais aucun son ne sort. Cela effectue une coupure dans leur vie quotidienne et dans leurs discours rationnels. Les protagonistes sont pliés sur eux-mêmes, mais il est difficile de déterminer si cela est fait pour mieux se protéger ou parce qu’ils sont blessés, autant physiquement que mentalement. Le décor tout en courbes avec des angles droits permet aux acteurs d’arriver de tous bords tous côtés. Ainsi, leurs destinées se croisent et se rassemblent. Cela donne un tableau savamment décousu tout en étant assez déconcertant pour le spectateur.
Pourtant, malgré toute ma bonne volonté, je ne peux m’empêcher de penser qu’il manque quelque chose. Chaque élément théâtral, si on les regarde séparément, est intéressant et est au service de la pièce, mais l’ensemble final manque d’unité. Comme si les créateurs avaient entre les mains tous les morceaux d’un casse-tête, mais qu’ils les auraient placés dans le mauvais sens, ou au mauvais endroit. Chaque choix artistique est parfaitement justifié et il est facile de faire le lien avec l’œuvre et le sujet de la pièce, mais le tout manque de cohésion.
Le propos de la pièce de Von Horvath est-il d’actualité aujourd’hui? Le public québécois contemporain ne peut assimiler totalement les effets de la guerre sur une population, mais, en ces temps troublés, je crois qu’il peut comprendre que le monde est en train de changer. Que ce soit en bien ou en mal. Florent Siaud monte Don Juan revient de la guerre comme une mise en garde, un réveil, sans toutefois devenir moralisateur.
Photos: Nicolas Descoteaux