Cette tendance à ajuster son temps de travail afin de se libérer pour ses loisirs, entre un cours de yoga et un voyage en Asie du Sud-est par exemple, apparaît comme une solution existentielle. À l’aide de l’ouvrage Métamorphoses du travail du philosophe André Gorz (1923-2007) publié en 1988 et de représentations du travail au cinéma, l’affranchissement du travailleur n’est-il pas le résultat de l’abstraction du travail?
Le cinéaste Lars Von Trier met en abyme une petite entreprise dans son film Le Directeur (Direktøren for det hele – 2006 ), c’est-à-dire que l’activité des travailleurs correspond à ce qu’on considère habituellement comme le récit d’un film qui commence au début et se termine à la fin. Cependant, le cinéaste marque sa présence en commentant le film en voix hors champ, ce qui a pour effet de mettre en relief le statut du héros. Si l’équipe de travail est amenée à poursuivre sa fonction professionnelle, le héros joue le rôle atypique d’improviser le grade le plus élevé de la hiérarchie : le directeur. Bref, cet acteur joue un acteur engagé par le vrai directeur de l’entreprise. Le cinéaste souligne qu’il s’agit de la première et seule comédie qu’il a tournée.
Ce film met en scène un directeur d’entreprise qui n’assume pas les décisions qu’il prend face à ses employés, suggère l’idée que n’importe qui peut occuper un poste de direction et qu’en donnant le pouvoir à un étranger, celui-ci peut vouloir le garder. Ainsi, la subversion « comique » ne provient pas d’une rébellion des employés contre la direction par une grève par exemple, elle provient plutôt du rétablissement d’un lien affectif entre les deux instances. Une division fondamentale au travail. Le philosophe André Gorz insiste sur la « séparation du travailleur avec les moyens de produire » en tant que fondement du travail moderne.
Contrairement à ce que pensait le père des sciences économiques modernes Adam Smith, l’économiste Stephen Marglin a démontré que la subdivision des tâches a été nécessaire non pas à l’accroissement de la productivité, mais à la domination des ouvriers, mentionne André Gorz. Autrement dit, la séparation des ouvriers de leur produit et des moyens de produire pour pouvoir leur imposer la nature, les heures, le rendement de leur travail, et les empêcher de ne rien produire ou entreprendre par et pour eux-mêmes, explicite le philosophe.
N’empêche qu’il ne faudrait pas y voir seulement qu’un rapport entre patrons et ouvriers, directeurs et employés pour le film de Lars Von Trier, puisque la caractéristique essentielle du travail à l’ère moderne est d’être une activité dans la sphère publique, demandée, définie, reconnue utile, et ainsi, rémunérée.
Exode rural
Avant la modernité, dans les zones rurales ou dans les pays non industrialisés à l’heure de la mondialisation, le paysan produit ce qui lui suffit pour vivre et l’artisan ne produit pas en série. La cinéaste Lina Wertmüller met en scène l’arrivée à la ville de Milan en Italie pour trouver du travail de deux campagnards en provenance de cette zone rurale dans le film All Screwed Up (Tutto a posto e niente in ordine – 1974). Avec le mouvement et la musique, elle s’adresse à nos sens et non pas à notre intellect en nous introduisant dès le départ dans une dynamique étourdissante. Le duo traverse à pied le trafic automobile avec leur avoir sur le dos, rencontre d’autres campagnards et se cherche un logement afin de prendre racine en ville.
Le rythme ralentit à mesure où le duo prend place dans cette main-d’œuvre que le philosophe André Gorz qualifie de « périphérique » ou « externe », et que la panoplie de personnages secondaires dans la même situation précaire revient à l’écran afin de les caractériser par leurs traits particuliers. La cinéaste ne nous montre pas le « noyau stable » de travailleurs qui ont droit à la sécurité d’emploi. Le philosophe spécifie que la main-d’œuvre externe comprend des professionnels très qualifiés, les chargés de cours par exemple, et du personnel sans qualifications spéciales comme les préposés à l’entretien.
Si les femmes travaillent pour un nettoyeur ou comme femme de ménage, le duo d’hommes traverse toutes les étapes de la transformation de la nourriture de la bête à l’assiette. La cinéaste nous montre l’abattage d’un bœuf étape par étape, enchaine avec une manifestation ouvrière pour retrouver en fin de compte le duo dans un congélateur à viande. Ensuite, ils travaillent dans un entrepôt de fruits et légumes et comme aide-cuisinier auprès de leurs semblables. Entre les ronds de poêle et les fourneaux, la tension monte!
Révolution industrielle
André Gorz définit l’«industrie» comme une « concentration technique de capital qui n’est possible que sur la base de la séparation du travailleur d’avec les moyens de produire ». Pour créer et maintenir cette industrie, toutes les sphères de la société et la vie des individus doivent être conduites de façon rationnelle, prévisible et calculable. Une fois déclenché, le processus développe sa dynamique propre : chaque étape de la différenciation des compétences. Cette programmation des machineries administratives, industrielles et des individus amenés à fonctionner est balisée par le « marché ».
Le cinéaste Andrzej Wajda (1926-2016) met en scène l’avènement de l’industrie dans la ville de Lodz en Pologne à la fin du XIXe siècle, dans son film La terre de la grande promesse (Ziemia obiecana – 1975). D’une part, il nous montre le sort des ouvriers qui s’occupent des machines, et d’autre part, on suit un trio de jeunes entrepreneurs voulant fonder leur propre fabrique de textiles. Le capital n’est pas moins contraignant pour l’un que pour l’autre.
Ce parallèle entre les deux classes fusionne par une dynamique de masse faisant en sorte que la création de cette nouvelle industrie répond au maintien des anciennes industries, de même que la régulation du marché gagne du terrain à mesure que le milieu rural se déplace en ville. Les deux partis sont contraints par l’exode rural.
« La rationalisation économique du travail aura donc raison de l’antique idée de liberté et d’autonomie existentielle », défend le philosophe. Aujourd’hui, l’ajustement de son temps de travail marque-t-il la fin du travail moderne démontré par l’ouvrage et les trois films, ou plutôt l’oubli généralisé que chaque travailleur appartient à la même métamorphose?