Le géant technologique Microsoft célébrait récemment son cinquantième anniversaire; 50 ans de percées technologiques, mais aussi de dérives. Et pour un spécialiste de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le titan américain a certes révolutionné le monde, mais a aussi profité d’un manque d’encadrement pour disposer potentiellement du pouvoir de tenir tête à des gouvernements.
« Microsoft a [profondément] transformé le monde l’informatique », reconnaît ainsi, en entrevue, Lahcen Fatah, doctorant en science, technologie et société à l’UQAM, et éthicien de la technologie et de l’intelligence artificielle.
M. Fatah fait notamment référence au système d’exploitation Windows 95, qui a lancé une transformation « qui s’est poursuivie avec Windows 98 ».
Microsoft était évidemment déjà présente dans le domaine de l’informatique, y compris avec l’omniprésence de MS-DOS, son système d’exploitation basé sur des lignes de commande, puis avec Windows 3 (et ses déclinaisons), mais Windows 95 a représenté, en quelque sorte, une démocratisation de l’informatique, qui a continué de sortir du milieu austère du travail de bureau pour s’installer dans les salons et les sous-sols, à la maison.
Et si ce succès commercial sans précédent, pour la compagnie, a permis de solidifier la position de Microsoft comme un incontournable, mais cela a aussi renforcé le laisser-aller réglementaire, juge M. Fatah.
« Dans mon champ d’études, on va essayer d’analyser comment les technologies évoluent depuis toujours. Comment ces technologies sont accompagnées de différentes promesses, parfois substantielles, et de discours spéculatifs. Des promesses un peu disproportionnées… », mentionne-t-il.
« On va essayer de promouvoir ces technologies en disant que cela aura un grand impact sur la société, que ça aura pas mal d’avantages. Ces promesses vont conduire des promoteurs à mettre de l’avant ces technologies, vont conduire des gouvernements et des investisseurs privés à injecter massivement de l’argent dans ces technologies. »
Toujours selon M. Fatah, « lorsque l’on fait la promotion de ces technologies, on oublie souvent de mettre en lumière les potentielles dérives ou limites de celles-ci ».
Aux yeux du spécialiste, Microsoft, comme d’autres géants de la technologie, « ont pu faire des promesses, mais ne se sont pas vraiment souciés des aspects négatifs. Ils agissent un peu de manière incontrôlée, car les gouvernements, au début, les ont laissé faire, pour ne pas brider l’innovation ».
« Pour Microsoft, le fait de ne pas trop encadrer l’entreprise, cela a mené aux différentes controverses qui ont accompagné l’évolution de cette compagnie, notamment les questions d’accès aux données personnelles des utilisateurs », a encore indiqué M. Fatah.
Sans oublier, bien sûr, toutes les poursuites contre l’entreprise et ses décisions visant à renforcer sa position sur le marché, quitte à quasiment imposer un monopole.

Une entreprise inévitable… et puissante
S’il existe, aujourd’hui, plusieurs alternatives à Microsoft et à ses systèmes d’exploitation, Lahcen Fatah estime que l’entreprise est tout de même devenue incontournable. « Pour un grand nombre de métiers, on demande de maîtriser la suite bureautique Office », dit-il.
Pire encore, poursuit le chercheur, « certains métiers ne s’accomplissent qu’à travers ces programmes, que ce soit en finance, en publicité, en comptabilité ».
« Tous ces usages font en sorte que nous sommes un peu dépendants de cette compagnie; il est certain que Microsoft va en profiter, à juste titre, pour récolter un maximum de données sur la façon dont ses logiciels sont utilisés. »
Et plus que jamais, ces données sont aujourd’hui le nerf de la guerre. Non seulement à des fins publicitaires – la plus récente déclinaison de Windows affiche d’ailleurs bien souvent des publicités, et pas uniquement pour les propres produits de Microsoft –, mais aussi dans un contexte où l’entreprise possède sa propre intelligence artificielle, Copilot, qui est même carrément intégrée dans certains modèles d’ordinateurs portatifs, avec bouton dédié à la clé, sur le clavier.
Pour Lahcen Fatah, cette croissance de Microsoft et d’autres géants de la technologie, qui est souvent peu ou pas encadrée par les gouvernements, représente une situation potentiellement dangereuse.
« On en vient à des compagnies qui deviennent des compagnies-États, qui peuvent influencer les politiques publiques. On peut imaginer, d’ici cinq à dix ans, voir ces entreprises, dont le chiffre d’affaires dépasse parfois le PIB de certains pays, imposer des politiques publiques à des gouvernements, notamment sur le plan technologique », dit-il.
Qu’arriverait-il, en effet, si Microsoft, frustrée par un projet de loi du gouvernement fédéral, décidait d’interdire la vente de sa suite Office en territoire canadien? Les conséquences économiques seraient majeures, juge M. Fatah.
De fait, dit ce dernier, avec sa position dominante sur le marché et ses très grandes quantités de données recueillies pour « entraîner » son IA, « Microsoft fait partie de ces entreprises qui jouent avec le feu ».
Les risques de dérives existent bel et bien, estime encore le spécialiste. Tout comme la possibilité qu’une fuite ou un piratage mène à la publication de toutes sortes d’informations personnelles.
« Tous les GAFAM jouent avec le feu, sur ce sujet-là », a-t-il ajouté.
À 50 ans, donc, Microsoft possède une influence financière et technologique indéniable. Mais pour la conserver, il faudra continuer d’innover. Avec les dérives potentielles que cela peut supposer, notamment en intelligence artificielle. Il est fort probable que Clippy, le défunt assistant personnel autrefois intégré à la suite Office, n’aurait pas vu venir cette transformation.