Les cryptomonnaies, comme le bitcoin, sont souvent employées pour acquérir des biens et des services illicites, mais il existe une exception notable, au Canada: les ventes de cannabis sur le marché noir.
Comment cela est-ce possible? Pour faire la lumière sur ce phénomène, David Décary-Hétu, de l’école de criminologie de l’Université de Montréal, en compagnie de ses collègues Patricia Saldana-Taboada et Mélina Girard, ont surveillé des sites web offrant du cannabis provenant du marché noir canadien.
Dans leurs travaux, publiés dans Deviant Behavior, ils rapportent que 78% de ces sites illégaux n’acceptent pas les monnaies numériques, et s’appuient plutôt sur des versements électroniques via le service Interac.
Au Québec, le détaillant autorisé de marijuana, la Société québécoise du cannabis (SQDC), estime dans son rapport annuel 2024 que ce marché noir regroupe environ 37% des ventes réalisées sur le territoire. Selon M. Décary-Hétu, ces vendeurs illégaux répondent à des besoins spécifiques qui ne sont pas couverts par la SQDC et autres institutions légales.
Entre autres produits et services de ce genre, on trouve des appareils de vapotage, des produits comestibles plus attrayants, la possibilité d’acheter du cannabis sans avoir 21 ans (l’âge minimum pour ce faire, au Québec), ou encore la livraison à domicile.
« Ces sites web sont là pour rester parce qu’ils viennent compléter le marché légal: lorsque la réglementation est trop contraignante, le marché noir vient répondre à la demande », dit-il.
Pour obtenir les données nécessaires à leurs travaux, les chercheurs se sont fait passer pour des clients potentiels de ces sites illégaux, après avoir obtenu le feu vert du comité d’éthique de l’Université de Montréal. Ils ont contacté les administrateurs de 201 de ces sites illicites, et après deux séries de tentatives, ont reçu des réponses complètes de 88 d’entre eux. De ce nombre, 69 n’acceptent pas les cryptomonnaies.
Pourquoi refuser la crypto?
« La principale raison tient à la complexité technique de la chose », indique M. Décary-Hétu, dans un communiqué accompagnant l’étude. « Mettre sur pied et entretenir un système de paiement par cryptomonnaies nécessite une expertise technique que tous ne possèdent pas. Certains répondants ont indiqué que « le patron est trop vieux et ne comprend pas » ce domaine. »
Autre facteur important: la demande de la part de la clientèle. Selon les spécialistes, cette dynamique serait à double tranchant: les vendeurs n’offrent pas d’option de paiement avec de la cryptomonnaie parce que les clients ne le réclament pas, et vice versa.
« La courbe d’apprentissage pour les consommateurs est jugée comme étant trop abrupte », mentionne encore M. Décary-Hétu. « Vous devez savoir comment obtenir de la cryptomonnaie et comment la transférer. »
Dans le cadre de l’étude, les chercheurs ont utilisé un modèle d’acceptation technologique pour comprendre les décisions des marchands, indique-t-on. Le modèle en question « analyse l’adoption de technologies à travers deux prismes: celui de l’utilité perçue, ainsi que celui de la facilité d’utilisation perçue », précise le communiqué. Et pour les détaillants sur le marché noir, la cryptomonnaie n’offre aucun de ces deux avantages.
Un risque calculé
En refusant les transactions en cryptomonnaies, les vendeurs du marché noir s’exposent à des risques légaux importants, dit M. Décary-Hétu. « Les transactions Interac laissent des traces que les autorités peuvent suivre aisément, et les peines pour vendre illégalement du cannabis sont sévères: jusqu’à 14 ans de prison. »
Pour le spécialiste, cette absence apparente d’inquiétude pour la sécurité des transactions, de la part des marchands, reflète un sentiment d’impunité.
Dans le cadre de l’enquête, la plupart des sites contactés ont dit opérer « à l’intérieur des frontières canadiennes ». Si certaines plateformes américaines livrent aussi au Canada, les chercheurs ont constaté que le marché est largement domestique, expédier des colis de l’autre côté de la frontière commune entre les deux pays étant jugé trop risqué.
Ces mêmes auteurs de l’étude mettent de l’avant deux stratégies pour restreindre le marché noir du cannabis: « Tout d’abord, étendre le marché légal pour mieux répondre à la demande », suggère M. Décary-Hétu.
« Ensuite, surveiller les transactions électroniques de plus près et mettre en place une réglementation pouvant s’adapter, comme les méthodes de détermination des prix pour les boissons alcoolisées, ce qui a permis de grandement réduire les ventes au marché noir. »