Mais qu’est-ce qu’un homme d’une cinquantaine d’années, en 2024, aurait bien à dire sur l’industrie du sexe et le sort de ses travailleuses d’un point de vue presque essentiellement féminin? Pas grand-chose, si l’on se fie à ce Anora qui multiplie les enjeux problématiques et les décisions discutables.
S’entichant de milieux précaires, de marginaux et de ces gens qu’on n’a pas l’habitude de voir à l’écran, le cinéaste Sean Baker continue de braquer sa caméra sur ces personnages lumineux qui apprennent à la dure.
D’une démarche vantarde à n’en faire qu’à sa tête, en plus d’user de ses propres pouvoirs, tout comme de ne jurer que par ses propres lois, Baker, qui s’assure d’être producteur de tous ses projets, continue de tourner ces microcosmes en spectacle pour faire grandir sa notoriété.
Après avoir attiré l’attention depuis des années, il a finalement atteint une reconnaissance impressionnante: une Palme d’or au plus récent Festival de Cannes.
Il ne faut pas se méprendre, par contre. S’il a multiplié ses moyens (on ne l’a plus vu tourné par le biais d’un iPhone, comme il s’en vantait pour Tangerine) et qu’il soigne ses univers, notamment avec une direction photo très colorée de Drew Daniels (qui a travaillé sur le très beau Waves de Trey Edward Shults et quelques épisodes de la télésérie Euphoria), avec qui il renoue après Red Rocket, il n’a pas modifié son style. Style qui multiplie les virées folles, les engueulades et les tours de passe-passe pour arriver à ses fins.
Le résultat, étourdissant, pousse le bouchon plus loin que jamais. En effet, avec un scénario encore plus écrit que de coutume, amoureux du chaos, et si Baker a toujours utilisé ce dernier pour en construire un hymne criant au je-m’en-foutisme, ici, au contraire, il s’en préoccupe beaucoup; trop, même. Et ce, au grand dam des uns (ses personnages) et des autres (les spectateurs), tous prisonniers de ce calvaire pendant 139 minutes qui testent certainement la patience de l’ensemble.
Sauf que dès les premières minutes, on comprend que Baker ne sera pas là pour porter un jugement sur cette industrie tabou, en nous plaçant directement dans une position voyeuriste et surtout de celle des hommes qui vont se perdre dans cet univers pour multiplier les plaisirs et les excès. La misogynie ambiante prend déjà forme et on ne s’en débarrassera jamais, qu’importe à quel point sa protagoniste montre les dents.
Comme toujours, Baker exploite ces milieux au gré d’une recherche limitée, voire sommaire, pour finalement utiliser ces pions aifin d’arriver à ses propres fins et étaler son propre savoir-faire. Parce que monsieur n’a pas envie de donner dans le documentaire et que malgré le côté cinéma vérité qu’il expose et l’inclusion d’une majorité de non-professionnels choisis et recrutés toujours par Baker lui-même, c’est bien la fiction qui l’intéresse et finalement bien peu le sort de ses personnages, qu’ils soient jeunes, trans, escorte ou autres.
De fait, si elle n’aime pas le terme escorte ou ses nombreux dérivés péjoratifs, il ne faut pas se méprendre, notre « grenade brillante », cette Anora – dite Ani – sous les traits de la féroce et particulièrement naïve Mickey Madison, n’est pas une simple effeuilleuse et si elle est danseuse érotique, elle ne dira pas non à l’idée d’aller un peu plus loin, donner ses coordonnées et approfondir l’étendue de ses « services » pour faire grossir ses revenus.
Sous les traits du conte de fées (cette manie du cinéaste de montrer le côté désenchanté des rêves et des fantaisies), on démarre sur une prémisse copiée presque intégralement sur Pretty Woman (devenir la compagne d’un homme pendant une semaine pour un montant invitant) et on évacue presque totalement tous les mauvais côtés de cet univers pourtant complexe.
Déjà, faire seulement croire que ce milieu est peuplé de gentils clients et que faire de l’argent est aussi simple, tout comme d’attraper le gros lot, pose problème. On aurait peut-être pu le pardonner sous l’approche avouée d’un film grand public (pensons à Hustlers de Lorene Scafaria), mais comme Baker adore prôner un certain réalisme, c’est encore plus dur de croire à cette panoplie de mauvais choix et de manques de jugements dont font preuve les personnages.
Pire, on semble avoir voulu ici faire passer la pilule par le biais de la comédie et tourner en ridicule chaque instant, chaque passage, chaque moment, au biais de personnages qui agissent comme des Looney Tunes (les facéties de Vache Tovmasyan auront tôt fait de nous ennuyer assez rapidement), mais aussi de répliques et de running gags qui lassent autant que la durée de l’entreprise.
Il faut être dupe, quand même, pour que cet humour potache (âgiste à ses heures, aussi) arrive à détourner notre regard des problématiques inquiétantes du film, comme de sa jeune actrice d’une vingtaine d’années qu’on dénude et filme sous toutes ses coutures sans la moindre présence d’une coordonnatrice d’intimité. Tout comme de croire, au fur et à mesure que le récit avance, qu’elle pensait vraiment que l’amour qui l’unit à son richissime client était réel et qu’elle ne pensait pas d’abord et avant tout à la richesse qui s’exhibait sous ses yeux.
Ce sont toutes ces anicroches et ces questionnements scénaristiques qui s’ajoutent à ces successions de concours de celui qui criera le plus fort (une autre manie du cinéaste), et qui nous rappellent les chorégraphies de chicanes chez David O. Russell (un cinéaste réputé pour ses démarches disons… cavalières).
Certes, tout le monde se donne corps et âme, mais le montage, dont se charge Baker lui-même, semble incapable de couper dans le gras, un peu comme son The Florida Project qui se perdait également en redondances.
Pire, plus de la moitié de son film est une série de montages anecdotiques (sur fond de chansons pop), alors que lorsqu’on laisse finalement des scènes s’étirer, elles se présentent comme n’étant d’aucun intérêt valable. C’est encore plus flagrant quand on s’entête à vouloir nous montrer et nous expliquer ce qu’on sait déjà, Baker étant incapable de subtilité, comme en nous présentant en parallèle et en opposition les deux candidats amoureux de notre protagoniste.
Disons que, dès leur présentation, un diplôme n’est pas requis pour comprendre que Igor (le touchant et nuancé Yura Borisov, véritable force tranquille et surprise du long-métrage) est, malgré sa pauvreté, un bien meilleur choix que l’immature, riche et égocentrique Ivan (Mark Eidelshtein, sorte de Timothée Chalamet à rabais). La richesse du coeur a plus de valeur, dira-t-on. Même le dilemme de Sweet Home Alabama semblait plus difficile que celui qui nous intéresse.
Enfin, d’un film qui blague sur le montant que négocie la jeune femme avec son client (la pauvre travailleuse l’aurait fait pour moins parce qu’il lui plaît, mais le fils de multimilliardaire aurait bien pu accepter pour plus; il est temps de rigoler), on ne retrouve pas grand-chose, ici, pour se sustenter sur le plan cinématographique.
Anora aimerait fendre les coeurs et marquer les esprits, mais sa représentation du monde semble à la fois provenir d’une autre époque et se dérouler dans un univers parallèle qui s’invente des problèmes superficiels, plutôt que d’affronter ceux, véritables, qu’on retrouve pourtant partout. Disons qu’avec un tel film, où malgré ce qu’on essaie de nous faire croire, ce sont bien toujours les hommes qui tirent les ficelles, l’émancipation de la femme n’est pas prévue de sitôt.
4/10
Anora est présentement à l’affiche.