Les triangles amoureux ne sont déjà pas faciles à vivre, mais quand cette situation survient en plus en pleine pandémie, alors que règnent les mesures de distanciation sociale, les choses se compliquent encore davantage, comme l’illustre bien la bande dessinée Dog biscuits d’Alex Graham.
C’est durant la pandémie, alors qu’elle travaillait comme serveuse dans un restaurant peu achalandé en raison du confinement, que l’artiste Alex Graham a amorcé Dog biscuits. Son récit fût originalement publié sous forme de webcomic sur Instagram, parfois jusqu’à trois fois par jour, entre juin 2020 et janvier 2021, avant d’être publié physiquement par une maison d’édition. Évidemment, compte tenu du contexte, l’histoire est imprégnée de la vie quotidienne sous le COVID-19, entre les gens refusant de se plier aux mesures sanitaires parce qu’ils considèrent que le virus n’est pas plus dangereux que la grippe et ceux ayant une peur bleue de l’attraper, mais plus largement, l’album traite avant tout des relations amoureuses, compliquées un peu plus par le sentiment d’isolement que ressentaient la plupart d’entre nous durant cette sombre période que nous ne sommes pas prêts d’oublier.
Se déroulant à Seattle, Dog biscuits met en vedette trois protagonistes bien différents pris dans un triangle amoureux. Il y a tout d’abord Gussy, un ex-peintre quinquagénaire et désabusé qui est propriétaire d’une boutique de biscuits de luxe pour chiens faits à la main, un commerce qui est tout sauf essentiel en période de pandémie, et qui frôle la faillite. Il ne fréquente guère plus que ses employés depuis maintenant quatre mois. Parmi ceux-ci, Rosie, une jeune femme ayant la moitié de son âge et dont il est amoureux, bien qu’il tente de se convaincre du contraire, sans beaucoup de succès. Malheureusement pour lui, cette dernière se sent attirée par son coloc Hissy, un jeune homme bisexuel et le fils d’une vedette hollywoodienne. On ne peut que saluer le culot d’Alex Graham d’ailleurs, puisque ce personnage a pour parents un iguane et la véritable actrice Jennifer Love Hewitt, qui se retrouve impliquée bien malgré elle dans cette fiction.
En tant que scénariste, Alex Graham fait preuve d’une honnêteté rafraîchissante en créant des personnages authentiques remplis de défauts auxquels nous pouvons tous nous identifier. Au-delà de la pandémie et de son triangle amoureux, Dog biscuits propose surtout une chronique d’époque fort lucide, traitant de l’omniprésence des réseaux sociaux et de l’homogénéisation culturelle causée par l’Internet, des personnes en quête de rapport humain incapables de décoller le nez de leur téléphone intelligent, et de cette jeunesse d’aujourd’hui à la recherche de plaisir immédiat et de gratification instantanée. Elle aborde aussi le racisme, le mouvement Black Lives Matter et la brutalité policière, mais le portrait qu’elle dresse des policiers, qui fument de la méthamphétamine et vont jusqu’à se tabasser entre eux, est tellement revanchard qu’il en devient grand-guignolesque.
Effectués au feutre, les dessins un peu brouillons et non réalistes d’Alex Graham dans Dog biscuits évoquent beaucoup le style graphique complètement déjanté des comics américains indépendants des années 1970, tout comme sa façon d’illustrer sans ambages les rapports sexuels. La majorité de ses personnages sont des animaux anthropomorphiques. Gussy est un chien par exemple, Rosie une lapine, et Hissy une grenouille. Ses policiers semblent avoir une paire de couilles en guise de tête, tandis que d’autres ont des têtes de porc. Il s’agit d’une bande dessinée assez verbeuse, où les phylactères prennent parfois plus de la moitié de la case, mais les dialogues sont bien ficelés, et très philosophiques. L’artiste utilise la majorité du temps un gaufrier de six cases par page, ce qui impose un rythme de lecture régulier et constant. Imprimé en bleu marine foncé sur papier blanc, l’édition du livre est belle avec sa couverture couleur cartonnée, et possède même un marque-page en tissu.
Rarement une œuvre mettant en vedette des animaux anthropomorphiques n’aura exploré la complexité des relations humaines avec autant de justesse que Dog biscuits, et grâce à son portrait d’une Amérique en plein bouleversement, cette bande dessinée iconoclaste fait bien plus que de simplement ressasser les mauvais souvenirs de la pandémie.
Dog biscuits, d’Alex Graham. Publié aux éditions Presque lune, 408 pages.