Un bédéreportage sur le déclin de la biodiversité au Québec, et une BD réalisée dans le cadre d’un projet de recherche sur une mobilisation citoyenne. Deux cas récents où la bande dessinée s’est engagée par la marge sur le terrain de la science.
Ni objets de vulgarisation ni histoires scientifiques traditionnelles, ces planches illustrent des enjeux politiques, ou encore des changements sociétaux. C’est le chemin sur lequel s’est engagé Martin Patenaude-Monette, alias Martin PM, l’auteur de la première de ces bandes dessinées, Un sacrifice tout naturel. Les ratés de la protection de la biodiversité au Québec. Une manière de faire enquête avec le crayon —même électronique— pour des artistes comme lui.
Avec sa formation de biologiste, l’illustrateur avait fait ses armes depuis quelques années en vulgarisation. Il s’est plus récemment lancé dans un projet d’enquête pour comprendre le recul des milieux naturels au Québec qui sont aux prises avec les avancées du développement immobilier. Il voit sa BD comme « un outil citoyen pour favoriser le débat public ».
Il en résulte un bouquin plutôt touffu de 150 pages. « Je ne me suis pas rendu la vie facile. Narrativement, cela peut être plus compliqué de passer d’un lieu à l’autre et d’un niveau de débat à un autre. J’ai travaillé sur un enchainement fluide du côté de la structure et fait un gros travail avec l’éditrice. »
La BD a d’abord été publiée en 2018 dans le magazine Nouveau Projet, l’un des rares magazines québécois à faire de la place à la BD de reportage.
Son intention avec ce projet était d’expliquer la situation écologique du grignotage, par le développement immobilier, de milieux naturels abritant des espèces menacées ou vulnérables. « Je vois ça comme une démarche journalistique. Un regard extérieur sur les problèmes écologiques que je constate et que je cherche à expliquer et à documenter », soutient-il.
Plus habitué à des formats plus courts, il se sentait toutefois un peu imposteur de faire ce travail de journalisme. « Cela virait plus à l’enquête, ce qui est plus confrontant pour moi et j’ai aussi découvert le travail de négociation avec les relationnistes, l’accès à l’information, la nécessité de contre-vérifier et de ne rien prendre pour acquis. »
Une BD « collaborative »
De son côté, En quête d’autonomie: une visite au Bâtiment 7, est une autre de ces BD qui a abordé par la marge un sujet à saveur scientifique. « C’est une manière de présenter ce qu’ont accompli les citoyens pour lutter contre la gentrification de leur quartier et obtenir que ce bâtiment devienne un commun – un lieu ouvert à tous», résume le professeur du Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’ESG UQAM, Sylvain A. Lefèvre.
Situés dans le quartier Pointe-Saint-Charles de Montréal, les anciens ateliers ferroviaires du Canadian National étaient dans la mire des promoteurs au début des années 2000. Des citoyens et des organismes du quartier se sont mobilisés et ont pris possession du Bâtiment 7 au bout de 15 ans de lutte. Aujourd’hui, il accueille une épicerie solidaire, une fermette d’agriculture urbaine, une brasserie et divers organismes offrant des activités d’éducation et de culture.
Le Pr Lefèvre et ses étudiants ont entamé un projet de recherche collaboratif au moment de l’ouverture du Bâtiment 7, qui a pris la forme d’une courte bande dessinée —10 pages. Un travail co-construit entre le Collectif 7 à nous, à l’origine du projet, et le milieu de la recherche.
Cette façon inhabituelle de présenter des travaux de recherche permet d’ouvrir à un plus large public que celui des congrès scientifiques. « C’est une façon de diffuser les connaissances en cohérence avec le milieu communautaire et l’action collective. C’est comme une sorte de visite virtuelle qui répond à des questions sur la mise en place de ce projet, ses enjeux et sa pérennisation », ajoute le Pr Lefèvre. On y suit Léa, personnalisant un « croisement de plusieurs personnes » pour nous raconter cette aventure de mobilisation. « On y parle d’autonomie et de financement, mais aussi de bénévolat et d’engagement militant. »
En mode classique, cela aurait été une vulgarisation scientifique vouée à la mobilisation citoyenne ou encore sur la préservation du patrimoine bâti. « Ici, c’est plutôt l’étincelle. Beaucoup de gens connaissent le Bâtiment 7 sans y être allés, alors on les fait entrer en rapportant les questionnements des acteurs de ce projet», soutient encore le chercheur.
Les dessins sont de l’illustrateur Alexis Curadeau-Codère et le travail de scénarisation et d’écriture en a été un d’équipe, qui doit beaucoup à l’étudiant doctorant en sociologie David Grant-Poitras —lui-même dessinateur à ses heures: « avec Alexis comme artiste, Sylvain Lefèvre à l’encadrement et moi aux textes, cela a été aussi très collectif comme processus », présente M. Grant-Poitras.
Défis et solutions
Autant leur projet que le bédéreportage sur les ratés de la protection de la biodiversité ont en commun d’avoir voulu présenter la participation citoyenne avec ses multiples défis et pistes de solution.
Dans son ouvrage, Martin PM rapporte notamment différents projets de construction, dont celui d’un écoquartier de Saint-Jérôme. Un projet qui aura pour conséquence de faire disparaître une partie d’un boisé, une perte qui s’ajoute au remblai de milieux humides et hydriques.
Au fil des cases, on suit des citoyens, des consultants et des biologistes tenter d’avoir des informations: un parcours souvent difficile. « On est en face d’un problème systémique avec la nécessité de changer des lois », ajoute le dessinateur.
Il donne aussi l’exemple du ginseng à cinq folioles, désigné comme espèce menacée depuis 2001 au Québec. Une désignation qui n’a pas freiné le développement immobilier dans un boisé de Sainte-Julie où poussaient ces plants. Ceux-ci ont plutôt été relocalisés.
Et il donne aussi l’exemple de la protection des milieux naturels de la Communauté métropolitaine de Montréal, qui ne pourra pas atteindre plus de 25 % en 2030 – au lieu des 30% ciblés.
D’où les pistes de solution dans le dernier chapitre, une manière d’apporter un peu de positif.
« Certaines villes prennent les devants, à la place du ministère, pour protéger et restaurer les milieux. Il y a eu une conclusion heureuse à Notre-Dame-de-l’Île-Perrot. Et ailleurs, certains projets sont sur la glace. Cela prend de la mobilisation, mais lorsque les élus et les citoyens agissent, cela a un impact », ajoute Martin PM.
La mobilisation est évidemment la piste de solution sous-jacente à la BD sur le Bâtiment 7.
Le chercheur Sylvain Lefèvre s’intéressait déjà à la transformation de l’action collective et au rôle qu’ont joué les fondations philanthropiques dans le financement du projet. Il a donc documenté les négociations entre les bailleurs de fonds et les citoyens qui en avaient pris possession après 15 ans de luttes.
Dans ce contexte, la BD parle aussi de complicité et de confiance. Cela donne une histoire inspirante autour de la mixité sociale et de la mise en commun des forces.
Une autre façon de communiquer les connaissances
Au-delà de la BD, toute cette démarche a été, pour le chercheur, un travail d’apprentissage sur un terrain qui ne lui était pas familier. « Comment mettre en avant les connaissances utiles et que le milieu peut s’approprier ? Et cela, de manière plus courte, plus simple, en allant droit au but et sans trop élaborer »: bref, un cours accéléré de vulgarisation.
Loin du cadre formel universitaire, il a fallu apprendre à communiquer des idées pour un public non académique. « Ce n’est pas plus facile que d’écrire un gros article scientifique ». Il y a la volonté de rendre ça digeste sans trop simplifier et en le mettant en images.
La BD devient aussi un outil de transfert de connaissances et de partage d’expériences militantes. « Ce qui nous a frappé, rapporte encore le chercheur, c’est la philosophie des citoyens engagés dans le projet : la volonté de faire nous-mêmes sans dépendre des autres. Mais tout le monde ne peut pas s’impliquer au même niveau et cette obligation d’être multitâches, cela peut pousser les gens à devenir des « superhéros » avec tous les enjeux d’épuisement lié à cet investissement ».