Dans une petite ville située dans la lointaine région chinoise, l’inspecteur Ma Zhe est appelé à régler une bien étrange affaire de meurtre: une vieille femme a été assassinée d’un coup puissant assené à l’aide d’un objet très tranchant. Mais bien rapidement, l’enquête d’Only the River Flows s’avérera être différente des autres. Ou sera-t-elle plutôt exactement comme toutes les autres?
Adapté d’une nouvelle de l’écrivain Yu Hua, le long-métrage, présenté l’an dernier dans le cadre de la section « Un certain regard » du Festival de Cannes et maintenant disponible en salles, au Québec, offre un rare aperçu d’une Chine au tournant de sa modernisation. Avec des faits se déroulant en 1995, qui plus est dans une ville de province, l’enquête montre une campagne encore bien ancrée dans la tradition, mais aussi dans une pauvreté évidente.
De fait, tout est toujours un peu en décrépitude, dans ce film: la police s’installe dans un vieux cinéma abandonné; les bâtiments sont tous vieux, usés, avec un urgent besoin d’au moins une bonne couche de peinture; les individus, eux, sont généralement engoncés dans des vêtements élimés, ou encore des uniformes aussi encombrants que contraignants…
Et même notre protagoniste, détective de son état, manteau de cuir à l’appui, n’échappe pas à cet étrange marasme où l’on voit apparaître des ordinateurs et une certaine modernité, oui, mais où les choses semblent bouger à pas de tortue. La preuve, entre autres, avec ces photos que l’on examine sous forme de diapositives, ou cette incapacité technologique à « nettoyer » une bande sonore qui aurait pourtant pu livrer des secrets.
À travers tout cela, Ma Zhe semble également coincé dans une vie de couple où les choses apparaissent figées. Certes, sa conjointe et lui-même tenteront d’avoir un enfant, mais autrement, les repas tardifs pris sur la table du salon, après le retour du commissariat, ont l’air de se multiplier sans fin. Ma Zhe est-il heureux? Se donne-t-il seulement le droit de l’être?
Il faut également tenir compte d’une présence impossible à ignorer: tout le poids du Parti communiste, de l’État totalitaire chinois, qui exige des résultats rapides. Quitte à jouer un peu sur la vérité, si nécessaire.
Et donc, l’enquête se poursuit, même si les avancées ne sont que temporaires, les policiers ouvrant un grand nombre de portes sans jamais vraiment obtenir de certitudes. Ma Zhe, interprété par l’acteur Zhu Yilong, verra d’ailleurs sa raison s’effriter lentement, à mesure que les questions se multiplient et que les cadavres s’accumulent.
Outre cette ambiance étouffante, cette lourdeur de l’enquête policière qui se délite et se perd peu à peu dans les détails, le réalisateur Wei Shujun réussit un coup de maître en s’appuyant fortement sur la matérialité de son oeuvre. En tournant sur pellicule et en ne lésinant pas sur le grain de l’image, une image d’ailleurs tournée en fin d’année, alors qu’un froid aussi humide que retors s’infiltre partout, l’homme propose un film que l’on peut pratiquement toucher en passant la main à travers l’écran.
C’est d’ailleurs ce réalisme quasi extrême, ce côté tangible qui fait la force du film: dans chaque image, on sent le poids de la vie, de l’existence. D’autant plus qu’il n’est pas rare que nos personnages accomplissent des gestes du quotidien qui n’ont pas rapport avec l’enquête. Discuter de la complexité de l’affaire, tout en préparant le repas du soir avec sa conjointe, a quelque chose de vrai, d’authentique. On est loin des dinners américains, ou encore du verre d’alcool éclusé en contemplant les lumières de la ville, en contrebas.
Film surprenant, film intrigant, film très réel, Only the River Flows est autant un exercice de style qu’un regard sur une Chine dont la transformation se poursuit encore, en 2024. Une transformation qui semble conserver le pire du régime politique, tout en y ajoutant un ordinaire, un manque d’âme imputable aux pires aspects de la modernité et du capitalisme. À voir.