Jeff Nichols est un cinéaste fasciné par l’Amérique, s’amusant à dépoussiérer sa beauté et ses recoins plus sombres, tout en gardant un œil singulier sur la science-fiction plus terre à terre. Avec The Bikeriders, il retourne vers le passé et démontre encore son impressionnante expertise dans la reconstitution d’époque, mais aussi de la réalité, en s’intéressant à un pan d’histoire bien à cheval entre l’ombre et la lumière.
Sans que cela ne soit tout à fait contradictoire à sa filmographie, disons que Jeff Nichols a surpris tout le monde lorsqu’il a annoncé qu’il serait derrière l’antépisode de la franchise A Quiet Place. Par un grand hasard, ce dernier sort presque en même temps que le long-métrage qu’il a finalement choisi de faire à la place, The Bikeriders, suite à beaucoup de mouvement face à sa sortie. Celle-ci, après sa présentation au Festival de Telluride en août 2023, était prévue l’automne dernier, juste à temps avant les grandes cérémonies de prix.
Si plusieurs choses ont changé depuis, comme l’ascension de l’acteur Mike Faist via Challengers, qui joue pourtant un rôle central dans le film qui nous intéresse, mais qui est presque entièrement absent de la campagne promo dudit film, le projet demeure néanmoins toujours aussi pertinent. Peut-être parce qu’il semble fait un peu à l’ancienne, dans un classicisme qui réconforte autant qu’il agace.
Il faut dire que Nichols est resté en terrain connu, en retrouvant d’ailleurs ses collaborateurs habituels, tels que David Wingo à la musique, Adam Stone aux images et Julie Monroe au montage. De fait, il renoue même avec l’année 1967 qui était au cœur de son magnifique Loving, sorti il y a huit ans déjà. S’il parle encore plus ou moins indirectement d’amour, Nichols s’intéresse encore beaucoup à l’insaisissable, un thème cher dans sa filmographie, que ce soit dans l’immatériel, comme dans le puissant Take Shelter, ou du côté de certains personnages, comme avec le plus posé Mud, via le rôle-titre interprété par Matthew McConaughey avec la fougue désinvolte qu’on lui connaît.
Ici, il prend comme point d’ancrage le livre-photos de Danny Lyon publié en 1967 et dépeint la réalité de ce gang de motards via son regard et ses entrevues, principalement celles qu’il a tenu avec Kathy, l’épouse d’un des membres principaux du gang.
Il suffit d’en voir quelques extraits dans le générique de fin pour être époustouflé par l’exactitude des détails, que ce soit dans les décors, les costumes, les coiffures, bref, dans l’ensemble au grand complet. Aidé d’une bande sonore du tonnerre, qui vient complètement envahir les compositions plus discrètes de Wingo d’ailleurs, on pardonne presque d’avoir opté pour une version semi-fictive romancée, plutôt qu’un documentaire.
D’autant plus qu’il semble régulièrement tricher le réel de manière plus ou moins honnête en nous montrant de manière concrète ce qui ne peut être qu’imaginé si l’on se fit aux points de vue narratif qu’il adopte. Par exemple, certaines reconstitutions de faits, d’événements et même de conversations. Cela peut fonctionner comme lorsque l’on fabule sur l’origine de l’idée du club, mais moins quand on tente de mettre en lumière une dernière confrontation.
Dommage, aussi, que dans le même ordre d’idées les intentions du projet semblent se perdre en cours de route nous faisant douter au fur et à mesure que l’histoire avance de ce que le cinéaste veut vraiment nous dire.
L’intangible
Certes, la distribution assemblée par le réalisateur, tout comme la chimie qui opère entre les acteurs dans les alliances ou les conflits, ravage tout sur son passage. Personne ne se surprendra d’y retrouver Michael Shannon, présent depuis son tout premier film Shotgun Stories, ni de Norman Reedus qui semble indissociable à l’univers des motos, mais on demeura étonné et épaté même que ce soit des acteurs pas du tout américains qui viennent donner autant d’ampleur à ces personnages par moment plus grand que nature.
La renommée de Jodie Comer et Tom Hardy n’est plus à faire, mais ils ont encore largement la capacité de nous en mettre plein la vue et le trio qu’ils forment avec Austin Butler a certainement ce je-ne-sais-quoi pour hanter. À eux s’ajoutent des noms notables comme Boyd Holbrook, Emory Cohen et Toby Wallace.
Sauf que cette constellation de personnages sert l’histoire, la fait avancer, mais on ne plonge jamais véritablement dans le cœur de leurs émotions ou même de leurs ressentis. Au contraire, plus le film avance et moins on a l’impression de les connaître, à défaut d’en saisir leur essence. Même leurs liens deviennent plus flous et ces amours de moins en moins tangibles. À ce titre, la famille de Johnny pourrait difficilement être plus accessoire, comme la majorité des personnages féminins, à l’inverse de la Kathy de Comer.
Le procédé basé sur les entrevues devient plus ou moins redondant et empêche finalement de creuser une certaine profondeur. L’ensemble ne fait qu’accentuer les éléments plus mélancoliques du récit comme d’un rêve de petits garçons, de désirs et de grandeur, qui a pris une ampleur démesurée et finalement incontrôlable. Les pourquoi et les comment demeureront toujours flous, un mystère.
On sent certes la majorité des intentions de Nichols, y compris le fait d’utiliser ce rêve de motards comme un certain « Rosebud » (sans nécessairement oser comparer son film à Citizen Kane), mais quelque chose manque pour que l’ensemble s’agglutine à merveille et devienne la fresque totale et inoubliable, en miroir à l’Amérique, à laquelle elle aspire.
The Bikeriders n’en demeure pas moins une œuvre soignée, forte et qui hypnotise à ses heures. Menée par un cinéaste plus que talentueux, lui-même épaulé par une armada de personnes au talent tout autant recommandable. Un nouveau classique? Peut-être pas. Mais une œuvre de grande qualité qui mérite certainement qu’on s’y attarde, ce qui n’est pas toujours donné, de nos jours.
7/10
The Bikeriders prend l’affiche en salle ce vendredi 21 juin.