Il existe un mystère lorsqu’on étudie les croyances des amateurs de théories du complot: ces gens aiment beaucoup imaginer des complots très complexes et nécessitant des montagnes de spéculations, mais ils ne semblent jamais s’intéresser aux vrais complots, ceux qui sont documentés et qui peuvent même ouvrir la porte à des actions politiques.
« Ceux qui croient à des histoires sans preuve sur des cabales cachées et des machinations secrètes tendent à ne montrer aucun intérêt pour les histoires bien documentées de cabales cachées et de secrètes machinations », résume le chroniqueur et auteur britannique George Monbiot.
Il commence par un aveu: « Je suis un théoricien du complot. Je crois que des groupes de gens conspirent secrètement contre nos intérêts en fonction de leur porte-monnaie, ou bien couvrent leurs arrières à des fins politiques. » Et il a des exemples à cet effet: le scandale Cambridge Analytica, lorsqu’il a été révélé qu’une campagne secrète de micro-ciblage —cibler des publics avec une précision chirurgicale, grâce à des données obtenues de Facebook à l’insu des usagers— aurait pu influencer le vote sur la sortie des Britanniques de l’Union européenne (le « Brexit »). Ou bien les scandales des « Panama papers » et des « Pandora papers », lorsque des médias ont révélé des stratégies utilisées par des gens riches et influents pour cacher leur argent dans des paradis fiscaux. Dans le premier cas, c’est un scandale qui a ouvert la porte à la nécessité de réformer les lois sur la protection de nos données personnelles en ligne. Dans le deuxième cas, sur la nécessité de resserrer les règles sur les paradis fiscaux.
Sauf que, poursuit Monbiot, plutôt que de consacrer de l’énergie à combattre ces vrais complots, qui ont de vraies ramifications dans notre quotidien, des tas de gens leur préfèrent des histoires de chemtrails, de complots secrets sur les vaccins, d’élections truquées contre Donald Trump, ou d’un mythique « grand remplacement » des populations « blanches » par des immigrants.
Pourquoi en est-il ainsi? Les maux qui accablent nos sociétés ces dernières décennies sont certainement en cause: inégalités économiques, dégradation des services publics et des infrastructures, problèmes environnementaux… Ces phénomènes créent des frustrations légitimes. Mais le problème est que, plutôt que de travailler sur des pistes de solution, ces gens préfèrent rediriger leurs frustrations et leur colère vers des complots imaginaires: ceux-ci, écrit Monbiot, « nous distraient » des véritables raisons des dysfonctions sociales.
Il n’est pas le premier à souligner que ces croyances ont la capacité de détourner l’attention. Des psychologues et des politologues ont écrit là-dessus des années avant la pandémie. Mais cette dernière a été un révélateur lorsque de larges pans de la population, plutôt que de s’insurger contre les risques causés par une mauvaise préparation de leurs gouvernements (pas de ventilations dans les écoles, masques en quantités insuffisantes, absence de production locale de vaccins, etc.) ont préféré dépenser de l’énergie à combattre des ennemis fictifs.
Ces constats amènent Monbiot à une piste de solution, elle aussi évoquée par d’autres auteurs ces dernières années: le dialogue. Puisque ces frustrations ont une base de légitimité, puisque les injustices que dénoncent ces complotistes sont réelles, c’est qu’il existe un tronc commun de frustrations et de critiques sociales à partir duquel il serait possible de dialoguer. Son expérience avec un artiste qui avait fait l’objet d’une entrevue à la BBC et défendait des théories auxquelles se mêlait de l’antisémitisme, a toutefois refroidi ses ardeurs : bien que cette personne ait été d’une grande amabilité lorsque Monbiot et elle parlaient de problèmes sociaux ou politiques bien réels, elle s’est braquée aussitôt que le chroniqueur lui a pointé du doigt des faussetés dans son argumentaire.
Des théories du complot qui servent des intérêts?
Et s’il s’avérait que ces théories du complot servent les visées des groupes qui ont intérêt à ce qu’il n’y ait pas de changements politiques ou sociaux? Par exemple, les millions de personnes qui, à travers le monde, consacrent temps et argent à tenter de démontrer des épandages imaginaires faits par les avions —les fameux chemtrails— ne consacrent pas ce temps et cet argent à se battre pour une réduction des polluants, pourtant bien réels ceux-là, contenus dans les carburants des avions.
On ne peut pas non plus s’empêcher de remarquer que plusieurs des théories du complot des dernières années sont ancrées dans une idéologie très conservatrice, et servent donc bel et bien des intérêts politiques : le déni des changements climatiques et de la gravité de la COVID, l’opposition à l’immigration, etc.
L’auteure canadienne Naomi Klein évoque elle aussi cette idée dans son dernier livre, Doppelganger: nous savons que nous vivons dans un monde injuste, nous savons que les riches et les puissants peuvent souvent agir avec impunité. Confrontés à cela, les théoriciens du complot peuvent avoir tout faux au niveau des faits, « mais leurs sentiments sont souvent bien placés » (« but often get the feelings right »).
« Quand une histoire est plausible ou prouvée », renchérit Monbiot, il semble que les théoriciens du complot « ne veulent pas savoir. » L’histoire qu’ils préfèrent entendre leur offre quelque chose de réconfortant: plutôt que d’admettre qu’eux-mêmes sont imbriqués dans un système économique qu’il leur faudrait travailler à réformer, ils préfèrent croire que tous les problèmes du monde sont de la faute de « l’Autre », et qu’il suffirait de se débarrasser de « l’Autre » pour que tout aille pour le mieux.