Marie-Christine Lemieux-Couture ne fait pas dans la dentelle; l’autrice, essayiste, humoriste et sémiologue n’a certainement pas l’habitude d’enfiler des gants blancs lorsque vient le temps de s’attaquer aux systèmes d’exploitation qui gangrènent notre société. Et Tueuse de joies patriarcales, récemment publié chez Somme Toute, ne fait pas exception.
L’ouvrage – 90 pages bien tassées – représente largement une adaptation d’un spectacle intitulé Feminist Killjoy, qui avait été présenté au Dr. Mobilo Aquafest. Et que ce soit dans le cadre de ce spectacle, ou encore entre les pages de ce nouveau livre, la question mise de l’avant est en apparence très simple: peut-on rire de tout?
Le mot important, ici, est « en apparence », car l’on se heurte très rapidement aux concepts de la liberté d’expression, du « droit à l’humour », de la protection des minorités… Les enjeux philosophiques, sociétaux et même la question du « bon goût » se télescopent à qui mieux mieux.
Dans cette arène où les combattants sont déjà nombreux, Mme Lemieux-Couture débarque, le couteaux entre les dents. Et pour cause: ce que Tueuse de joies patriarcales avance, c’est que le milieu de l’humour est lui aussi profondément engoncé dans la kyriarchie, c’est-à-dire « un système social ou un ensemble de systèmes sociaux construits autour de la domination, de l’oppression et de la soumission ».
Un système dans un système
Car l’humour, nous martèle-t-on ici, n’existe pas en vase clos; on aura beau clamer haut et fort que les humoristes sont les chevaliers de la liberté, les porte-étendards du droit de rire de tout, on se rendra rapidement compte que ces humoristes reproduisent largement les systèmes de pouvoir qui existent déjà dans la société, à savoir un monde qui tourne autour des hommes blancs, d’un certain âge, qui sont à la fois cisgenres et hétérosexuels, en plus d’être généralement bien en moyens.
Dans cet humour, donc, il est de bon ton de rire de ce qui est différent, de ce qui brasse vraiment la cage. Bref, on fait rire juste assez, mais pas trop, histoire que le public, satisfait, rentre sagement chez lui pour profiter de la piscine hors terre installée dans la cour de son bungalow jouxtant une voie rapide.
Au sein de cette kyriarchie, l’humour est ainsi réduit à un bien consommable comme les autres, plutôt que de prendre l’espace qui lui revient comme véritable moteur de provocation, de réflexion et, ultimement, de changement.
Et à travers le prisme de l’humour, l’autrice s’en prend à l’ensemble de ce système structuré de façon à non seulement favoriser un groupe précis, mais à lui permettre de maintenir indéfiniment son statut et ses privilèges.
Au passage, on s’interroge aussi sur la réponse à donner à cette situation, c’est-à-dire la façon de présenter un véritable humour féministe. Car les féministes, c’est bien connu, ne servent qu’à détester les hommes, à brûler leur soutien-gorge et à faire table rase de tout ce qui est drôle… qu’on se le tienne pour dit.
Cet essai (et ce spectacle), c’est aussi l’occasion, pour Mme Lemieux-Couture, de chercher à se positionner elle-même au sein de cet ensemble mouvant, dans ces vagues transformatrices toujours plus fortes, certes, mais qui s’écrasent encore contre un monolithe en apparence inébranlable.
Entre deux phrases incisives ou après quelques gags teintés d’un humour joussivement mordant, on devine cette réflexion, ce questionnement perpétuel; une trace de fragilité qui émeut.
Aussi drôle que profond, aussi revendicateur que forçant à la réflexion, Tueuse de joies patriarcales est une autre pierre qu’il est nécessaire d’ajouter à l’édifice d’un monde meilleur. Ou, certainement, un monde moins pire. À lire.
Tueuse de joies patriarcales, de Marie-Christine Lemieux-Couture, publié chez Somme Toute, 90 pages