En juillet dernier, des militants embarquaient sur trois bateaux, armés de bannières et de porte-voix. Ils s’en allaient manifester en mer, sur le lieu de construction d’éoliennes offshore, à 60 km au large des côtes de Long Island, New York. Armés également du slogan « nous sommes ici pour sauver les baleines », ils plaidaient pour l’arrêt de la construction des éoliennes. « Si vous étiez un projet de carburants fossiles, disait l’un des hommes, vous auriez été arrêtés il y a longtemps. »
Cet activiste était en fait un célèbre désinformateur du climat: Marc Morano, qui a fait plus que quiconque pour construire le doute autour du réchauffement climatique. Depuis 2009, à travers son blogue Climate Depot, Morano a donné de la visibilité à de faux experts du climat, encouragé le harcèlement de vrais climatologues et promu le mythe du « refroidissement global ».
Récemment, Morano s’est tourné vers les baleines —plus spécifiquement, le fait qu’un nombre plus élevé que la normale de baleines mortes se sont échouées le long de la côte Est des États-Unis, et que ce serait à cause des efforts du président Joe Biden pour développer 30 gigawatts d’électricité provenant des éoliennes en mer, d’ici la fin de la décennie.
En réalité, la série d’échouages a commencé en janvier 2016. Les agences fédérales enquêtent toujours sur les causes mais n’ont trouvé aucun lien avec les éoliennes. Par ailleurs, depuis 2019, des centaines de baleines grises se sont aussi échouées sur la côte ouest, où le développement d’éoliennes n’a commencé que plus récemment. Le facteur commun le plus évident est la température des océans, qui perturbe les parcours de migration. Mais peu importe pour Morano, dont la vidéo des protestataires sur des bateaux s’est retrouvée sur Fox News et s’est répandue dans des groupes qui, sur les réseaux sociaux, ont surgi pour s’opposer aux éoliennes marines.
La stratégie du délai
Cette mission-là de Morano et de son groupe a été un échec, puisque la construction s’est poursuivie: les 12 turbines composent désormais le plus gros parc marin d’éoliennes aux États-Unis. En décembre dernier, l’État de New York a levé l’interrupteur de South Fork Wind, qui fournit de l’énergie renouvelable à quelque 70 000 résidences. Mais des gens comme Morano gagnent du terrain ailleurs: faire changer l’opinion favorable qu’avait le public face à d’autres projets d’éoliennes.
Morano travaille pour le Committee for a Constructive Tomorrow, qui fait partie d’une machine de déni des changements climatiques financée par des groupes comme ExxonMobil, la Fondation Charles Koch et DonorsTrust. Entre 1998 et 2014, ExxonMobil et sa fondation ont donné plus d’un demi-million de dollars au comité, qui n’a pas répondu à nos demandes d’entrevues. DonorsTrust a donné près de 8 millions$ entre 2008 et 2017, selon les données fédérales sur l’impôt.
Aujourd’hui, alors que la science du climat et celle des impacts d’une planète plus chaude sont devenues irréfutables, il est de plus en plus rare de rencontrer le type de déni des changements climatiques dont ces groupes ont jadis été les pionniers. En lieu et place, c’est plutôt ce que les experts appellent du « retardisme climatique » (climate delayism) ou stratégie du délai —une campagne bien coordonnée, dont le but est de miner les solutions climatiques.
Pour les idéologues des carburants fossiles, répandre de la désinformation sur les énergies solaire ou éolienne s’avère être une stratégie efficace. Alors que les sondages nationaux montrent que l’appui aux énergies renouvelables reste populaire chez une majorité des partisans des deux grands partis politiques, au New Jersey —où le groupe de Morano est allé jusqu’à installer des affiches publicitaires « Sauvez les baleines des éoliennes »— près de la moitié des résidents croyaient qu’un tel lien existait entre éoliennes et baleines, selon un sondage de l’Université Monmouth en août dernier.
« Il y a absolument zéro preuve que les activités des éoliennes ont été impliquées dans ces échouages », déclare le professeur en technologies de conservation marine Douglas Nowacek, de l’Université Duke. Des affirmations selon lesquelles le bruit des éoliennes détournerait les baleines de leur route ne tiennent pas la route, poursuit-il —et il faut noter que les forages sismiques pour trouver du pétrole et du gaz sont beaucoup plus bruyants. Plusieurs des baleines mortes portaient plutôt des signes de collisions avec des navires ou d’enchevêtrement dans des filets de pêche.
Et pourtant, dans des poursuites en justice contre des projets d’éoliennes, des opposants continuent de citer ces supposées menaces. Deux groupes de plaignants ont retenu les services d’un avocat, David Hubbard, qui représente aussi le groupe de Morano. Les tribunaux ont rejeté ces poursuites jusqu’ici. Mais avec l’aide de groupes bien financés, de telles poursuites ont le potentiel de retarder le développement de ces projets.
Ce ne sont pas que les éoliennes en mer qui sont à risque. Pour que le gouvernement Biden atteigne son objectif de 100% d’électricité produite par des renouvelables d’ici 2035, le pays doit augmenter rapidement le nombre de nouveaux parcs solaires ou éoliens. La loi de 2022 appelée Inflation Reduction Act a rendu possible l’atteinte de cet objectif. Mais des obstacles s’élèvent au niveau local. Un rapport du Centre Sabin sur les changements climatiques à l’Université Columbia identifiait près de 230 mesures locales adoptées dans 35 États, qui sont entrées en vigueur pour tenter de restreindre le développement de tels projets. Selon Matthew Eisenson, auteur du rapport, elles pourraient devenir un « sérieux obstacle » à l’atteinte des objectifs climatiques des États-Unis.
Plusieurs de ces mesures portent les empreintes des « guerriers du vent » (wind warriors) qui ont émergé dans des dizaines de batailles locales. Or, depuis plus d’une décennie, climatosceptiques et groupes d’intérêt au service des carburants fossiles avaient entretenu des liens avec ces activistes, leur fournissant de l’aide juridique, des modèles de décrets à suggérer à leurs élus et d’autres outils. À présent, des résidents favorables aux éoliennes se heurtent, autant dans les banlieues de New York que les communautés agricoles de l’Ohio, aux mêmes arguments, à la même désinformation, souvent directement diffusée par les groupes d’intérêt financés par les carburants fossiles.
Les marchands du doute
Dans leur livre Les Marchands du doute en 2010, les historiens Naomi Oreskes et Erik M. Conway détaillaient comment les pétrolières avaient repris la recette des compagnies de tabac pour alimenter la machine du déni climatique. Tant que l’industrie était capable de « garder la controverse en vie », en créant l’apparence d’un débat scientifique, elle était capable de retarder des législations et de continuer de faire des profits. Oreskes et Conway avaient même repéré des individus qui avaient contribué à cette stratégie autant du côté du tabac que des pétrolières, comme le lobbyiste du tabac Steven Milloy. Aujourd’hui, il s’en prend aux énergies renouvelables.
Là où des professionnels des relations publiques étaient jadis incontournables pour faire passer le message de l’industrie, aujourd’hui des polémistes sur les réseaux sociaux peuvent être très efficaces, selon le sociologue Joshua Ergen, qui a étudié comment les groupes s’opposant aux éoliennes ont alimenté une dispute sur leur développement en Ohio.
S’il y a bel et bien des préoccupations légitimes qui peuvent apparaître au niveau d’une localité, il suffit en revanche, dit-il, de passer en revue les groupes Facebook pour voir les mêmes thèmes se répéter d’un endroit à l’autre: les images de baleines échouées et les images d’une Grande faucheuse qui tient dans ses mains une éolienne plutôt qu’une faux. En 2021, un message viral attribuant faussement aux éoliennes gelées la panne d’électricité du Texas avait utilisé une image d’éoliennes gelées en Suède —et le message avait pour origine un consultant du pétrole, avait révélé le USA Today.
Certains noms reviennent régulièrement, comme celui de John Droz, un investisseur immobilier retraité, impliqué dans un nombre impressionnant de batailles locales autour de l’énergie depuis 15 ans. On lui doit aussi un document de relations publiques qui mettait de l’avant les stratégies à utiliser, incluant des mèmes, document destiné à être distribué dans les communautés qui considèrent un développement éolien, ainsi que dans les festivals de science pour les jeunes, pour inciter ces derniers « à se tenir loin du vent ». Il pourrait s’agir de la première fois que des groupes locaux du type « pas dans ma cour » anti-éoliennes » se coordonnent avec des groupes d’intérêt financés par les carburants fossiles. Droz se décrit comme un « physicien indépendant ». Il a aussi été un conférencier aux congrès climatosceptiques organisés par l’Institut Heartland —un influent groupe conservateur qui est aujourd’hui dans la mouvance pro-Trump.
Plusieurs des règlements locaux sont devenus des interdictions par défaut des projets d’éoliennes, note Matthew Eisenson, de l’Université Columbia. Les autorités locales renouvellent automatiquement le moratoire de six mois, ou bien imposent des limites aux espaces que peut occuper un projet. « Si vous avez l’interdiction de construire à moins d’un mille d’une route, il vous faut essentiellement une propriété d’au moins 4 milles carrés pour avoir une seule éolienne. »
Depuis plus d’une décennie, l’analyste politique Dave Anderson, de l’organisme de promotion des énergies renouvelables Energy and Policy Institute, effectue un suivi du travail mené par des groupes comme celui de John Droz. Cela inclut une bataille de plusieurs années contre les règlements sur les énergies vertes votés au niveau des États, bataille menée par le State Policy Network, un groupe financé par la Fondation Koch et présent dans les 50 États. Leurs membres vont par exemple témoigner devant leurs élus locaux, armés de projets de loi copiés-collés d’une capitale à l’autre, visant à annuler les projets de renouvelables —en citant parfois des études erronées et soutenues par d’autres groupes liés au réseau Koch.
Sauvez les baleines
En mars 2023, une femme dans un costume de baleine, portant l’inscription « sauvez-moi », s’est assise dans les estrades du gymnase d’une école du Rhode Island. C’était à l’occasion d’une séance d’information publique sur un projet d’éoliennes marines. La femme, Mary Chalke, était résidente de Nantucket et avait déjà participé à au moins un autre événement au Massachusetts.
L’expert sur le panel, Timmons Roberts, professeur d’études environnementales à l’Université Brown, avait déjà rencontré des petits groupes d’opposants lorsque ceux-ci avaient commencé à publier leurs avertissements: ils associaient par exemple aux éoliennes des produits chimiques répandus dans le Golfe du Mexique pour freiner la dispersion de la fuite de pétrole de 2010. Roberts avait pour sa part fait partie d’une équipe qui, quelques années plus tôt, avait évalué que les deux tiers de l’électricité du Rhode Island —un petit État déjà densément peuplé— pourraient provenir d’éoliennes installées en mer.
Observant la montée des opposants, il avait ensuite produit un rapport analysant leurs stratégies. On pouvait y lire que, bien que se donnant l’apparence d’un argumentaire s’appuyant sur des études volumineuses, ces opposants s’appuyaient en fait sur de faux experts et sur un choix sélectif (cherry picking) de données mal interprétées. Comme par exemple, avec la fausse association entre les turbines et les baleines mortes: les opposants citent souvent à cet effet une étude britannique de 2011 —alors que cette étude portait plutôt sur les impacts sur les baleines des exercices militaires de la marine britannique.
Un chercheur de l’Université du Rhode Island, Robert Kenney, a lui aussi déjà publié une réfutation de cet argument en 2017 dans un journal local: « les baleines elles-mêmes font plus de bruit que les turbines ». Et c’est depuis 2011 que des chercheurs comme lui suivent le déclin de la population, menacée d’extinction, de baleines noires de l’Atlantique nord —causée largement par des collisions avec les navires et des filets de pêche. Il est donc « suspect », note Kenney, de voir l’industrie de la pêche faire partie des voix les plus bruyantes sur les supposés dangers des éoliennes.
En 2021, six associations de pêcheurs ont même poursuivi le Bureau de gestion de l’énergie des océans, une agence fédérale, en alléguant que son approbation du projet d’éoliennes au large de Nantucket était en violation du Règlement de protection des mammifères marins. Les frais juridiques étaient payés par la Fondation des politiques publiques du Texas, un groupe de réflexion conservateur, qui a reçu au moins 4 millions $ de groupes liés aux carburants fossiles.