Le mois de février aura vu, au Sénégal, la déconstruction d’un droit pour tout pays démocratique : celui de voter et de choisir son dirigeant.
Le 25 février, le peuple sénégalais devait aller aux urnes. Une date fixée par les institutions juridico-politiques, dont le Conseil constitutionnel, qui a été soudainement abrogée par le chef de l’état Macky Sall, le 3 février. Cette décision est survenue à peine 10 heures avant le lancement de la campagne auquel devaient participer 19 candidats.
Les motifs? Une supposée corruption gangrenant le Conseil constitutionnel, organe directionnel de la tenue des élections. Treize jours plus tard, soit le 16 février, le Conseil rejette l’annulation de l’élection en évoquant des accusations infondées.
Il n’en fallait pas plus pour indigner le peuple qui descendra dans la rue, lors de manifestations réprimées violemment par les forces de l’ordre qui entraîneront la mort de trois hommes âgés de 19 à 23 ans et d’une journaliste. Tableau annonciateur d’un chaos exponentiel, alors que le mandat du président Sall doit s’interrompre, selon les lois en vigueur, le 2 avril.
Un vote huit jours avant la fin du mandat présidentiel
L’inédite saga des élections 2024 au Sénégal baigne le pays entier dans l’incertitude démocratique. Ce n’est que le 6 mars qu’une date a finalement été signifiée pour aller aux urnes : le 24 mars.
Paradoxalement, avant cette annonce des sages du Conseil constitutionnel, la grande majorité des 19 candidats s’était déjà mise en marche en menant leur campagne, abdiquant en bloc de se prêter au dialogue national soumis par Macky Sall comme prérequis forcé à la fixation d’une date électorale.
Une manœuvre qui survient alors que cet homme d’État impopulaire, désemparé à l’idée de quitter le pouvoir, voit sa réputation être entachée par plusieurs accusations de corruption et crimes contre l’humanité.
Ainsi, depuis 2021, 60 personnes ont perdu la vie lors de manifestations, selon des données d’Amnistie internationale et de groupes de défense de la société civile sénégalaise.
À ce drame sociétal se juxtapose, en ligne directe, celui de la croissance des migrations clandestines, en partance du Sénégal vers les côtes espagnoles ou le désert maghrébin. Cet exode de la jeunesse du pays est accompagné d’un phénomène similaire chez les femmes et les enfants.
L’une des causes de cet exode? Le marchandage des côtes halieutiques à des pays étrangers par l’État sénégalais, une façon de faire entraînant des conséquences alimentaires désastreuses pour les pêcheurs et leurs proches qui se nourrissent des ressources de la mer.
Opposants bâillonnés, tentative d’amnistie
À ce tableau sombre de la faillite politique et économique, un autre facteur préoccupant s’ajoute: l’emprisonnement de certains des membres du plus influant parti de l’opposition – le PASTEF (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité) – soit Ousmane Sonko, diplômé de l’École Nationale d’Administration (ENA) du Sénégal, inspecteur principal des Impôts et des Domaines, et son bras droit Bassirou Diomaye Faye.
Il existe une relation politique de longue date entre les deux hommes, qui ont fraternisé en 2007, au sein de la Direction générale des impôts et domaines, et songeaient à créer un parti politique loin des schèmes de L’Alliance pour la République, fondée en 2008 par l’ex-premier ministre Macky Sall.
Face à la montée de ce nouveau parti fédérateur, une menace plane sur le parti au pouvoir.
S’ensuit une autre saga, cette fois-ci juridique, pour neutraliser la montée en puissance d’Ousmane Sonko, également figure emblématique de la Casamance, territoire largement coupé du Sénégal par la Gambie, et qui subit un embargo de son transport maritime reliant Dakar (la capitale sénégalaise) à Ziguinchor, une commune dans le sud du pays.
À ce jour, le chef du Pastef est toujours accusé de divers méfaits – sans être jugé officiellement – dont viol, outrage à magistrat, diffamation et actes de nature à compromettre la paix publique pour avoir critiqué la compétence de la Justice.
Emprisonné à la prison du Cap Manuel, à Dakar, depuis juillet 2023, Sonko s’est vu exclu de la course électorale, trouvant son dauphin en Bassirou Diomaye Faye – également derrière les barreaux depuis avril 2023, sans avoir lui non plus été jugé, ni condamné.
Si le gouvernement a tenté de calmer le jeu en libérant une poignée de détenus, ce geste pourrait avoir des conséquences inattendues, d’anciens prisonniers ayant fait état de mauvais traitements et de tortures subis derrière les barreaux.
Parmi ces ex-prisonniers, on trouve ainsi des centaines de jeunes comme Mouhamadou Ndiaye, 22 ans, emprisonné en mars 2023, puis libéré le 15 février dernier.
Face à cette situation, Dakar jongle avec une autre idée qui est loin de faire l’unanimité: celle d’une loi d’amnistie.
Plusieurs membres de la société civile disent cependant craindre que cela ne serve à noyer dans la masse le jugement attendu des auteurs des violences, dont des membres des forces de l’ordre.
On évoque aussi la possibilité que soient escamotées les indemnisations pour mauvais traitements et les compensations pour les accusations n’ayant pas fait l’objet de procès.
Le gouvernement n’a pas encore statué sur l’adoption et l’application de ce projet de loi.