La formation de musique électronique allemande, pionniers du genre, s’est produite à Montréal le 1er octobre dernier. Ce rare passage aura donné l’occasion à notre journaliste de revenir sur les moments marquants de l’histoire de ces pionniers de la musique électronique qui n’avaient pas visité Montréal depuis 2012.
Pour qui suit l’histoire de la musique électronique depuis ses fondements, Tangerine Dream c’est un peu une sorte de phénix qui renaît sans cesse de ses cendres. C’est que ses membres ont beaucoup changés au fil de temps, le fil conducteur étant l’aura énigmatique d’Edgar Froese, leader et fondateur.
La discographie de TD s’est déclinée en périodes coïncidentes avec l’influence de collaborateurs ayant fluctué au fil du temps. La décennie 1970 fut marquée par les musiciens Peter Baumann et Christopher Franke qui maniaient les imprévisibles séquenceurs d’une main de maître. C’était l’âge d’or de la musique électronique analogue. Puis, Johannes Schmoelling collabora avec le groupe pour marquer le début des synthétiseurs numériques des années 1980.
Durant la décennie 1990, Edgar Froese fut accompagné de son fils Jerome, et le groupe adopta un son plus pop, plus hachuré, en phase avec cette décennie où l’électro a souvent rimé avec kitch. Chaque musicien recruté pour un certain album y apportait sa marque, pour le meilleur comme pour le pire. Mais le meilleur fut indubitablement Peter Baumann, qui imposa sa maîtrise du séquenceur rythmique et du Mellotron à des niveaux jusqu’alors inégalés, tout au long des albums signés Virgin.
Tout de même, compter le nombre d’albums de Tangerine Dream relève de l’exploit. On en compterait plus de 150. Richard Branson, l’excentrique fondateur du label Virgin fut le premier à croire en eux en 1974 avec leur premier album grand public Phaedra. À l’époque, le rock cartonnait sur les ondes des palmarès radio. Avec l’atmosphère minimaliste de ces étranges séquences électroniques, tirées des synthétiseurs analogiques – de véritables armoires à son – Froese et sa bande ont créé un nouveau genre musical : l’école berlinoise de l’électro. À l’instar des pionniers français de la musique électronique (Jarre, Pierre Henry, davantage axés vers la musique concrète), Tangerine Dream et ses séquences froides et chirurgicales ont concrétisé la vision allemande de la musique électronique tout comme Kraftwerk le fit en parallèle.
Tangerine Dream, c’est aussi une collaboration remarquée avec l’industrie du cinéma. Lorsque l’on écoute les bandes sonores de Sorcerer (réalisé par le grand maître William Friedkin récemment disparu) ou Risky Buisiness (celui-là même avec Tom Cruise), on réalise à quel point ces sonorités étaient d’avant-garde pour l’époque. Bien des gamers seraient surpris de savoir que le groupe allemand a même signé la bande sonore du jeu Grand Thief Auto 5, en 2012!
Aujourd’hui, Edgar Froese, ce monument de la musique électronique, n’est plus. Avant de disparaître en janvier 2015, ce passionné du surréalisme de Dali aura eu tout juste le temps de collaborer avec une autre légende du son et lumière, Jean-Michel Jarre. Avec la très actuelle pièce Zero Gravity, laquelle a résonné jusque dans les cercles des grands concerts de transe très actuelle comme Anjunadeep, Froese signait ainsi son œuvre finale. Il en subsiste une discographie énorme… et tout autant de bootlegs, dont l’un des plus populaires est un concert donné le 9 avril 1977 à la Place des arts de Montréal.
Dans cette même salle aux polygones géométriques, l’auteur de ces lignes était présent le 1er juillet 2012 pour le dernier passage d’Edgar Froese à Montréal. Pour Pieuvre.ca, il en avait résulté une critique-fleuve intitulée « Douce rêverie dans les songes d’un transistor ».
Le lendemain, j’écrivais « À quelques mètres à peine, il était possible de sentir le son qui si souvent avait fait vibrer l’aiguille du tourne-disque sur laquelle les disques Force Majeure, Rubycon et Stratosfear avaient joués. En entendant le vieil enregistrement live du concert historique retransmis par Radio-Varsovie sur l’album Poland composé spécifiquement pour ce concert dans le bloc soviétique de l’époque, j’espérais pouvoir, un peu, moi aussi, revivre ce moment restitué par seul le son vieilli du vinyle. Englobé de fréquences, de lumières et de rêves, c’est avec exaltation et admiration que j’ai pu savourer chaque note de Warsaw In The Sun. Car désormais, moi aussi, j’en faisais partie. Les yeux fermés, j’assistais à la désintégration prochaine du bloc soviétique assis dans les gradins du Torwar Hall de Varsovie en 1983. »
Je me souviendrai toujours du salut des artistes à la fin de ce spectacle. De sa voix de stentor, Edgar Froese avait pris la peine de remercier personnellement le public montréalais.
Mais comment Tangerine Dream a-t-il survécu à la mort de son créateur ? Le claviériste Thorsten Quaeschning s’est depuis affirmé comme le disciple de Froese et poursuit la même formule depuis sa mort. Le risque, c’est évidemment de dénaturer l’œuvre, ou bien que de revoir Tangerine Dream en concert en 2023 n’ait plus rien à voir avec 2012, et encore moins avec 1977. Bref, qu’il n’y subsiste plus rien de l’aura un peu mystique qui entourait les synthétiseurs analogiques de cette époque.
Tous ces monuments de la genèse de la musique électronique vieillissent. Kraftwerk n’a plus qu’un seul membre fondateur. Tangerine Dream n’a plus son capitaine. Jean-Michel Jarre vient de fêter ses 75 ans. Mike Oldfield reproduit le même Tubular Bells depuis 1973… Les années passent, les monuments déclinent. Tangerine Dream peut-il continuer sans son fondateur?
Un concert largement improvisé
Le soir du 1er octobre 2023, à l’Olympia de Montréal, Tangerine Dream annonçait une suite musicale de 120 minutes, largement dédiée à l’improvisation. Le trio se donnait la mission de revisiter les pièces mystiques des années 70 et 80, tout en ignorant la décennie des années 1990 jugée trop kitsch. Auparavant, sous la gouverne d’Edgar Froese, la guitare électrique agissait comme complément aux rythmes des séquenceurs. Désormais, c’est plutôt le violon électronique de Hoshiko Yamane qui remplaçait les nappes de Mellotron.
Thorsten Quaeschning, le nouveau leader de la formation, agissait comme un chef d’orchestre, planifiant les séquenceurs et dirigeant son équipe à travers son univers berlinois. À sa gauche, Paul Frick maniait la boîte à rythmes avec virtuosité et contribua à faire revivre aux fans endurcis les plus grands moments de l’histoire de ce groupe mystique de l’histoire de la musique électronique.
À la fin du concert « j’avais l’impression d’avoir reçu un jet d’électrons en pleine face », dis-je à mon invitée, les oreilles bien grillées. Le son était fort, trop fort, la basse s’enfonçait dans nos entrailles, mais ô combien chaque pointe de séquence était gracieuse, primitive et glaciale. Un son jouissif pour les amateurs.
Devant un public manifestement composé d’admirateurs de la première heure (ils se sont assagis !), Quaeschning et sa bande ont amplement visité les périodes fastes des années 70 et 80. Love On A Real Train de la bande sonore de Risky Buisiness a été revisitée, Rybycon l’album hymne de la genèse du krautrock allemand en 1975 a subi une cure de jeunesse digne des plus grands raves berlinois, Sorcerer, mystique pièce de la bande sonore du film Le salaire de la peur, aussi.
Devant un son si puissant et immersif, il aurait été encore mieux que chacune des pièces s’enchaine les unes aux autres plutôt que de s’arrêter subitement dans un changement brusque de séquenceur. Le spectacle aurait été beaucoup plus fluide, plus transcendant si cette continuité avait été présente.
Entrecoupés d’images abstraites suivant le rythme de la musique, les visuels à la touche artificiellement surannée montraient la formation en studio ou en repérage. Jamais on n’aura aperçu Edgar Froese dans l’une de ces vidéos. Un peu étrange, lorsqu’on constate que la majorité des pièces jouées dimanche soir ont été composées par lui. Peut-être pour bien marquer la césure et se projeter résolument vers l’avenir ?
Néanmoins, l’impression générale aura été de vivre un spectacle d’une grande sensibilité, autant que cela se peut dans l’univers stérile du transistor. À cet effet, en guise de rappel, les musiciens ont bricolé une session d’improvisation d’une vingtaine de minutes. Constellée d’essais et d’erreur, chaque couche de musique s’est ajoutée les unes par-dessus les autres; les basses virevoltaient et stoppaient inopinément selon l’humeur du séquenceur manié par Thorsten Quaeschning. Il s’agissait d’une belle porte ouverte démontrant tout le processus créatif derrière la porte close du studio. En fermant les yeux, on aurait pu se croire à la place des arts, en 1970, là où Edgar Froese et sa bande du moment improvisaient sur scène des pièces de synthétiseur mystiques et emboucanées qui se retrouvèrent par la suite comme partie intégrante des albums studio du groupe.
Le concert de dimanche aura prouvé que Tangerine Dream peut effectivement continuer sans son fondateur. Cependant, il demeure que quelque chose s’est perdu en chemin. La formation pourrait facilement se retrouver à un fil de devenir un groupe-hommage. Nous avons revu le phénix, mais pour combien de temps encore?