Le crime organisé a un impact important sur la société, en alimentant la violence et l’économie illégale. Mais de nouveaux travaux de recherche, publiés dans Social Psychological and Personality Science, a permis de révéler des dimensions plus subtiles de l’influence de la pègre. Les scientifiques, rattachés à la Royal Holloway University de Londres, l’Université de Palerme et l’Université de Southampton, affirment ainsi que le crime organisé peut saper le fonctionnement civique des citoyens autrement respectueux des lois.
Ce fonctionnement civique est décrit comme le fait d’adhérer aux normes sociales qui caractérisent des actions telles que l’évasion fiscale, la corruption ou la fraude liée à l’aide financière gouvernementale comme étant inacceptable. Cette honnêteté est essentielle, affirment les chercheurs, « puisqu’elle forme un pilier d’une démocratie robuste et vivante ».
Toujours selon les auteurs de l’étude, cette attitude « crée une société où les gens suivent les règles non pas par peur des conséquences, mais en raison de leurs convictions morales. Cela, à son tour, réduit la nécessité d’appliquer une surveillance intensive et d’imposer des mesures punitives coûteuses ».
Habituellement, cette honnêteté est alimentée par la confiance envers les institutions publiques comme le gouvernement et la police. Il s’agit, soutient-on, « de l’engagement des citoyens dans un contrat social selon lequel les individus accomplissent leurs devoirs civiques en échange de la compétence, de l’équilibre et de la fiabilité de leur gouvernement ».
Cependant, le lien entre la confiance envers le politique et l’honnêteté civique varie de façon importante en fonction du pays. Les chercheurs disent avoir voulu déterminer si la présence du crime organisé était un facteur agissant sur cette variabilité.
83 pays examinés
Pour évaluer ce phénomène, les chercheurs se sont appuyés sur un index mondial du crime organisé pour évaluer l’influence des différents groupes criminels dans divers pays et régions, sur une échelle de 1 à 10. Les auteurs des travaux ont inclus des groupes de style mafieux avec des structures claires et un nom reconnaissable comme la Cosa Nostra, en Italie, ou les yakuzas, au Japon, mais aussi des associations moins structurées sans nom précis.
Les chercheurs se sont aussi penchés sur des groupes intégrés dans des États, c’est-à-dire des associations criminelles qui fonctionnent en infiltrant une structure gouvernementale, ainsi que des groupes criminels étrangers en activité à l’extérieur de leur pays d’origine, comme la mafia italienne installée aux États-Unis.
Cet index a été combiné à des données d’une enquête menée auprès de plus de 128 000 personnes vivant dans 83 pays différents. À partir de ces informations, deux recensements ont été effectués, soit des mesures de la confiance politique et de l’honnêteté civique.
La première mesure s’appuie sur la confiance des citoyens envers des institutions juridiques et politiques clés, comme la police, la fonction publique, le gouvernement, les partis politiques et le système de justice.
L’indice d’honnêteté civique, lui, se base sur le côté justifiable (ou non), aux yeux des répondants, de quatre actions illégales, soit le fait d’accepter un pot-de-vin, de frauder l’impôt, de ne pas payer son billet en transport collectif, et de frauder le système d’aide sociale.
Les données pour ces deux mesures proviennent de 8 pays africains, 13 pays américains, 26 nations asiatiques, 34 pays européens et 2 États en Océanie.
La corruption sape la société civile
Les chercheurs ont ainsi constaté que les citoyens tendaient à être moins portés à faire preuve d’honnêteté civique dans les pays où les groupes criminels sont plus répandus. Dans ces endroits, la corruption est généralement plus justifiée, selon les répondants.
Dans les pays moins touchés par le crime, comme le Danemark, la Finlande et Singapour, les citoyens avaient davantage tendance à faire preuve de plus d’honnêteté civique, entre autres parce qu’ils jugeaient que les institutions politiques et sociales étaient plus légitimes.
Selon les chercheurs, cela veut dire que dans les pays touchés par le crime, les institutions perdent leur rôle de référence morale.
Impossible, cependant, de savoir avec exactitude ce qui alimente le jugement des individus, dans une situation de fraude fiscale, par exemple, mais les auteurs des travaux jugent que cela a davantage à voir avec le risque de se faire prendre qu’avec les valeurs morales d’une personne.
Contrôle total
De façon surprenante, lit-on dans l’étude, dans les pays vivant sous une influence criminelle extrême, la corrélation entre la confiance et l’honnêteté est allée jusqu’à s’inverser. Si les gens faisaient davantage confiance aux institutions, alors ils avaient tendance à faire preuve de moins d’honnêteté civique.
Dans des pays comme la Colombie, l’Irak et le Venezuela, la confiance de la population envers les institutions est ainsi associée à une justification plus marquée des actes criminels, comme la corruption et le fait de ne pas payer son billet d’autobus, par exemple.
Dans ces États, écrit-on, « non seulement les institutions perdent-elles leur rôle de référence morale, mais la confiance des gens envers ce qui est présumément des institutions corrompues est liée au fait de trouver une plus grande aisance à justifier des gestes illégaux ».
Ce résultat en apparence paradoxal pourrait être attribué, juge-t-on, au fait que des groupes criminels ont réussi à coopter l’État, et donc à subvertir la nature et les responsabilités morales des institutions.
Ces institutions « pourraient être perçues comme étant manipulées pour répondre à des intérêts illégaux, ce qui mène à une situation où les citoyens faisant confiance aux institutions corrompues sont aussi ceux qui ont davantage tendance à accepter l’immoralité et le crime ».
Le crime, un problème démocratique
Toujours selon les chercheurs, les implications des conclusions de l’étude sont majeures. « Les groupes criminels organisés peuvent jouer un rôle dans l’altération des normes sociales en sapant l’autorité morale des institutions publiques », indique-t-on.
« Il peut s’ensuivre une érosion insidieuse du contrat social, ce qui transforme les normes et grève les principes de l’honnêteté civique. »
« La croissance sans limites du crime organisé ne fait pas qu’entraîner une augmentation des activités illégales et saper la sécurité publique, cela menace le fondement même de nos démocraties. Cela peut entraîner une acceptation plus importante des comportements illégaux en limitant subtilement, ou même en sabotant, la capacité des autorités politiques et judiciaires de faire la promotion d’une culture de légalité et de coopération », conclut-on.