Emmanuel Lepage a toujours été fasciné par les gens qui imaginent d’autres façons de vivre ensemble, et avec Cache-cache bâton, un roman graphique relatant sa propre jeunesse dans la commune de Gille Pesset, il dresse un portrait intime et inspirant d’un groupe de six familles ayant décidé d’agir sur un monde qu’ils souhaitaient changer.
Entre l’âge de 5 et 9 ans, Emmanuel Lepage a grandi dans une communauté en Bretagne, la commune de Gille Pesset, située à proximité de Rennes. En Amérique du Nord, quand on parle de communes, on imagine immédiatement des hippies consommant de la drogue et pratiquant l’amour libre, mais en France dans les années 1960-1970, ces expériences d’habitats partagés étaient très différentes, et beaucoup plus proches de l’esprit des kibboutz. Puisqu’il était assez jeune à l’époque, l’auteur et dessinateur de Cache-cache bâton a choisi de recueillir les témoignages des membres des six familles ayant fondé ce lieu (dont ses propres parents), afin de comprendre leur cheminement intellectuel, philosophique et politique, et les raisons qui les ont poussés à acheter ce terrain de trois hectares et à s’inventer une vie communautaire en dehors de la compétition individuelle et économique des sociétés occidentales.
Il n’existe pas de mode d’emploi pour créer ce genre d’habitat partagé, et Cache-cache bâton relate la façon dont les membres du Gille Pesset ont inventé leur propre modèle, optant pour six maisons individuelles et une ferme faisant office de bâtiment central, mais poussant un peu plus loin les pratiques de bon voisinage en multipliant les occasions d’avoir besoin des autres, et en mutualisant les objets. Tous utilisaient la laveuse chez les Lepage par exemple, ou le téléphone des Hagène. Les enfants aussi étaient « mutualisés », et pris en charge par tous les parents de la communauté. Le roman graphique n’idéalise pas cette expérience utopiste, loin de là, et s’attarde aussi aux tensions et aux désaccords, à la difficulté de prendre des décisions collectives, parfois au détriment de l’impulsivité, ainsi qu’aux disparités financières, morales ou éducatives qui finiront par mener à l’éclatement du groupe.
Au-delà de l’histoire individuelle des fondateurs de cet habitat partagé s’enchevêtrant pour tisser un récit commun, Emmanuel Lepage dresse aussi un portrait social de l’époque afin de contextualiser leur démarche. Il évoque l’influence du scoutisme et de ses valeurs, dont l’engagement, le goût de l’aventure et la vie au grand air, qui a donné aux jeunes de cette génération l’envie de prolonger ces expériences à l’âge adulte. Comme la plupart des membres de Gille Pesset étaient des catholiques de gauche, il aborde également les bouleversements de l’Église dans ces années-là, alors que l’institution tentait de se rapprocher des travailleurs et des ouvriers. Il parle d’une Foi cherchant à se connecter au monde au lieu de s’en isoler, ainsi que la petite révolution que signifiait Vatican II. Dans le but de montrer que ces tentatives communautaires ne sont pas uniquement chose du passé, il interviewe également des membres de communes actuelles, notamment La Bigotière.
Mélangeant crayon de plomb, fusain, aquarelle et feutre, les illustrations d’Emmanuel Lepage dans Cache-cache bâton constituent assurément le clou du spectacle. Bien qu’il s’agisse essentiellement d’un album regroupant des dizaines de témoignages et qu’on y trouve beaucoup de têtes parlantes, ses visages, à la limite du photoréalisme, sont si expressifs et humains que les longues tirades ne sont jamais monotones. L’artiste insuffle une grande beauté à des paysages pourtant simples, comme une maison dans la forêt, des arbres majestueux dénués de feuilles avec leurs branches s’épivardant dans tous les sens, ou un vieux tracteur rouillé agonisant dans les herbes hautes, et parvient à transmettre l’ambiance champêtre des soupers en plein air, l’exubérance des fêtes et des rassemblements, ou le côté onirique des jeux d’enfants. À l’exception de ses propres souvenirs de jeunesse, présentés entièrement en couleur, la majorité des planches sont en noir et blanc parsemées de touches de sépia, ce qui crée un style visuel unique et débordant de nostalgie.
À notre époque un peu trop marquée par l’individualisme et le chacun pour soi, le roman graphique Cache-cache bâton constitue une belle leçon de vivre-ensemble, et prouve que la meilleure façon de changer la société est de mettre en pratique sa propre utopie, même si elle ne dure qu’un moment.
Cache-cache bâton, d’Emmanuel Lepage. Publié aux éditions Futuropolis, 304 pages.
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