Indispensables à la vie, mais en déclin à cause du climat et des activités humaines, les milieux humides font souvent les manchettes mais restent encore mal compris.
« Nous avons tendance à simplifier la réalité car il y a encore peu d’études pour clarifier le rôle et l’impact des zones humides sur le débit des crues printanières », relève la jeune chercheuse à la maîtrise en sciences géographiques de l’Université Laval, Yalynka Strach.
L’étudiante présentait ses modélisations lors du webinaire sur les avancées scientifiques concernant les milieux humides, organisé par le Centre québécois de recherche pour la gestion de l’eau (CentrEau), lors de la Journée mondiale des zones humides, le 2 février.
Ses travaux visent à quantifier l’influence du milieu humide de la forêt Montmorency sur le cycle de l’eau, à travers l’analyse des crues du ruisseau des Aulnaies, entre 1996 et 2022. Le ruisseau est à quelque 70 km au nord de Québec.
« On remarque un effet de retard de crue entre l’amont et l’aval, que l’on peut attribuer au milieu humide – jusqu’à 26% en moins du débit tout au long de l’année», explique la chercheuse.
À travers le monde, ces zones diverses où l’eau règne en maître, ne représentent que 6% de la surface terrestre et pourtant, 40% des espèces végétales et animales y vivent. Ces milieux comprennent les vulnérables tourbières, véritables éponges à carbone, les prairies humides et les marais, ainsi que les lacs et les cours d’eau.
Au Québec, on se soucie depuis peu de mieux les préserver, avec le régime provisoire de protection des zones inondables, entré en vigueur en mars 2021.
Le Secrétariat des Nations unies sur les changements climatiques avait levé en 2018 un drapeau rouge devant la disparition des milieux humides, trois fois plus rapide que celle des forêts de la planète.
« Réduire les pertes, cela ne signifie pas d’attendre que ce soit à zéro pour restaurer. Il est urgent de restaurer ces zones humides avant leur disparition », relève Marc-André Bourgault du département de géographie de Université Laval et chercheur collaborateur de CentrEau.
Mais pour rendre résilientes les zones humides, il faut intégrer les connaissances scientifiques sur ces écosystèmes, leur hydrologie, et les bassins versants qui les alimentent. Une tâche pas facile avec ces milieux de tous les types et de toutes les tailles qu’abrite le Bouclier canadien –tourbière boisée, marécage ou prairie humide.
Par exemple, les tourbières ombrotrophes (milieu acide et pauvre en minéraux), minérotrophes (caractérisées par l’accumulation de tourbe) et boisées (ou arboricoles) n’ont pas un même rôle quand à la gestion de l’eau – et leur localisation géographique vient encore compliquer tout cela.
« L’ensemble des caractéristiques influence l’apport et l’écoulement de l’eau en réaction à un événement météo », note le chercheur.
Cartographier les milieux humides
Mieux les comprendre passera par une cartographie complète de ces écosystèmes. « Cela existe au sud de la province mais c’est incomplet sur le reste du territoire québécois », note le chef du laboratoire de télédétection forestière au Centre d’enseignement et de recherche en foresterie (CERFO), Mathieu Varin.
Depuis 2009, l’organisme Canards illimités Canada, associé au Ministère de l’Environnement, mène un projet de cartographie des basses-terres du Saint-Laurent, principalement au sud de la province.
Il s’agit là d’une approche de photo-interprétation – « longue et coûteuse », précise-t-il— alors que la télédétection offre un meilleur potentiel avec les images satellitaires de plus en plus accessibles et les données de cartographie automatisée LIDAR.
Pour preuve, il a détaillé, lors du webinaire, trois projets du CERFO dont l’identification de petits milieux humides temporaires (étangs vernaux) de la région des Laurentides, et une cartographie jumelée à la caractérisation de strates de végétation du bassin versant de la rivière Beauport.
Certains modèles bénéficient même du recours de l’intelligence artificielle « pour distinguer les tourbières forestières des marais, ou des zones d’eaux peu profondes; le modèle est robuste avec un bon niveau de précision », affirme Mathieu Varin.
Une disparate disparition
Une autre forme de cartographie, mais basée sur trois siècles d’histoire, c’est ce qu’a accompli une équipe de chercheurs dont l’étude est parue le 8 février dans Nature. Elle conclut que, bien que certaines régions subissent depuis longtemps des pertes lourdes, d’autres s’avèrent encore épargnées: les pertes globales de ces milieux autour de la planète seraient de 21 à 35%, moins que de précédentes estimations variant entre 70 et 80%.
Ainsi, les États-Unis, l’Europe ou la Chine, ont perdu la majorité de leurs zones humides, converties surtout en terres agricoles. Mais ailleurs, « c’était surestimé parce que les calculs se basaient sur des données régionales biaisées vers les régions à lourdes pertes », assure Etienne Fluet-Chouinard, un chercheur québécois de l’ETF Zurich, auteur principal. « Notre étude est la première à produire une carte de perte des milieux humides dans le temps, montrant qu’il n’est pas trop tard pour sauver la majorité des milieux humides. C’est une bonne nouvelle et une opportunité d’action. »
Menée par l’Université McGill, l’Université Stanford et l’Université Cornell, cette étude s’est penchée sur des zones humides passées et actuelles de 145 pays, des années 1700 à 2020. Le recul de 21% à 35 % se traduit par des pertes de 3,4 millions de km2.
Près de la moitié de ces pertes concerne cinq États, l’Inde, l’Indonésie, la Chine, la Russie et les États-Unis. Cette reconstruction historique fait état de fortes disparités géographiques mais aucun milieu humide n’a été totalement à l’abri des dégradations humaines. Ainsi, les plaines inondables le long des grands fleuves du monde ont été presque toutes transformées. Les régions boréales et arctiques du Canada et de la Russie, tout comme les régions tropicales autour des fleuves Amazone et Congo, n’ont pas encore été converties à d’autres usages en raison de leur isolement.
« Il faut aussi prendre en compte que la qualité des données historiques varie beaucoup d’une région à l’autre; par exemple pour le Lac Tchad, où notre approche n’est pas en mesure de recréer les taux de pertes », précise le jeune chercheur.
Le Canada apparaît un peu comme un privilégié, avec un recul de seulement 4% de son territoire, représentant une disparition de près de 83 000 km2. Mais cela s’explique aussi par le fait qu’il possède de vastes superficies de tourbières dans le nord.
Bien qu’en regard de cette étude, le recul des milieux humides semble plus modéré que dans les précédentes estimations, il faudra prendre en compte la fonte du pergélisol, les sécheresses et feux de tourbe liés aux changements climatiques, « sans parler des pressions humaines, comme l’exploitation minière et pétrolière », note encore M Fluet-Chouinard.
Écosystème le plus menacé de la planète, le milieu humide ne pourra pas faire face à tous les dangers en même temps.