Si vous ne connaissez pas Grégoire Bouchard, préparez-vous à découvrir l’un des maîtres de la science-fiction et de la bande dessinée québécoise avec son plus récent album intitulé Les rescapés de l’éternité et son intrigue émouvante, aussi dense et touffue que les magnifiques illustrations ornant ses pages.
En 2059, le pilote retraité Bob Leclerc, héros de la guerre contre les Martiens, rend visite à son amie Caroline Montana, une femme en chaise roulante cloîtrée dans sa maison de Longue-Pointe en banlieue de Montréal City. Cette dernière passe ses journées à restaurer les vieux films d’un certain Jim Flash, un chanteur et acteur de westerns dont le célèbre personnage du cavalier sans peur, héros de longs-métrages des années 1950 comme Le canyon hanté, est tombé dans l’oubli un siècle plus tard. Amoureuse de ce fantôme de celluloïd, Caroline partage les trésors de sa collection avec le capitaine Leclerc, mais ce dernier, maintenant âgé de 157 ans grâce aux bienfaits du fluide lacrymal de Zorgha, a jadis rencontré Jim Flash, et les révélations qu’il s’apprête à faire à la femme paraplégique risquent de changer son existence à tout jamais.
Même s’il incorpore le personnage du capitaine Bob Leclerc et qu’il fait référence à la guerre avec les Martiens telle que dépeinte dans Le cauchemar argenté et Terminus, la Terre, il n’est pas nécessaire d’avoir lu les albums précédents de Grégoire Bouchard pour apprécier Les rescapés de l’éternité puisque le récit, complètement indépendant, dépeint surtout l’histoire de Jim Flash. Au-delà de son intrigue de série B, s’étalant de l’antique Atlantide à la Montréal de 2059, l’auteur utilise la science-fiction pour traiter de questions existentialistes profondes obsédant les humains depuis la nuit des temps, soit la lutte de l’homme contre la destinée, le monde et la matière, le besoin de s’inscrire dans la postérité, la fragile préservation du passé, la nature éphémère de nos corps, traversant la vie à la vitesse d’une étoile filante, et l’angoisse de la décrépitude et de la mort, celle de l’individu comme de l’humanité toute entière.
Grégoire Bouchard dépeint un futur résolument rétro, qui semble directement tiré de l’imaginaire des années 1950, et imbrique la culture québécoise à cette vision, dont le Parc Belmont, des boîtes de Whippet, ou le mythique groupe Les Jaguars. Il trace des parallèles entre la mécanique automobile à travers la carrière de pilote de course de Jim Flash au volant de son bolide XP-49 et la mécanique du corps, avec ses salles d’opération et ses cabinets médicaux où les hommes tentent de prolonger leur existence par le biais d’inventions et de procédures de toute sortes. Ses phrases finement ciselées possèdent une valeur littéraire supérieure à la moyenne des bandes dessinées, comme celle-ci par exemple : « Même les cimetières avaient été déménagés. On avait mélangé les os des macchabées, incluant leurs dentiers puant la nicotine, leurs lunettes de corne et leurs valves cardiaques ».
Les dessins de Grégoire Bouchard sont incroyablement riches et minutieux, et chaque illustration mérite qu’on s’y attarde de longues minutes pour en déguster toutes les subtilités. Bibelots, cadres, tapisseries, magazines et livres sur le sol, publicités fictives ou d’époque, chaque image foisonne d’objets et de textures meublant les décors. On apprécie également ses cités rétrofuturistes délirantes, inspirées par la série Les Jetson avec leurs voitures volantes conduites par des robots et leurs costumes rappelant Flash Gordon ou Le Rayon U. À la manière de Charles Burns dans Black Hole, ses personnages, tout en étant réalistes, revêtent une aura d’étrangeté, que ce soit par leurs regards ou leurs expressions faciales, comme s’il s’agissait d’extraterrestres dans des costumes d’humains. On est manifestement en présence d’un illustrateur au talent exceptionnel.
Il est presque criminel que Grégoire Bouchard, qui figure aisément parmi les bédéistes les plus doués du Québec, ne soit pas plus connu du grand public. Si vous appréciez le moindrement la science-fiction, faites-vous plaisir et procurez-vous Les rescapés de l’éternité, un véritable chef-d’œuvre du genre. Vous ne le regretterez pas.
Les rescapés de l’éternité, de Grégoire Bouchard. Publié aux édition Moelle Graphik, 280 pages.