L’Histoire a la fâcheuse manie de minimiser, ou de carrément oublier, la contribution des femmes, mais la nouvelle intégrale du roman graphique Culottées de Pénélope Bagieu corrige cette injustice, en dressant le portrait de trente d’entre elles qui ont eu le « culot » de sortir des sentiers battus et d’inventer leur destin.
Dans Culottées, la scénariste et dessinatrice Pénélope Bagieu met à l’honneur trente femmes bien différentes les unes des autres, mais qui ont toutes en commun de s’être battues contre le sexisme et les conventions en vigueur à leur époque, parmi lesquelles Josephine Baker, Nellie Bly, Margaret Hamilton, Peggy Guggenheim, Tove Jansson, Betty Davis, Temple Grandin, ou Frances Glessner Lee, responsable de l’avènement de la médecine légale et l’inspiration derrière le personnage de Jessica Fletcher dans la série Murder, She Wrote. Bagieu fait preuve d’un excellent sens de la synthèse, et tout en ne consacrant que cinq ou six pages à chacune d’entre elles, elle survole les faits saillants de leurs vies, donne un aperçu de leurs origines familiales et sociales, des influences de jeunesse les ayant façonnées, des obstacles qu’elles ont dû surmonter, et de l’héritage que leurs accomplissements ont laissé, contribuant non seulement à l’avancement de la condition féminine, mais à celui de l’humanité en général.
Provenant d’un peu partout à travers le monde, des États-Unis à la République Dominicaine en passant par les Pays-Bas, le Libéria, la France, l’Afghanistan ou la Finlande, la grande majorité des figures auxquelles s’attarde Pénélope Bagieu dans Culottées ont vécues au dix-neuvième et au vingtième siècle, une époque charnière pour les pionnières de tout acabit, mais elle remonte aussi loin dans le temps que le dix-septième siècle en présentant le portrait de Nzinga, une reine du Ndongo (l’Angola actuel) qui menait elle-même ses troupes sur le champ de bataille, en l’an 690 avec Wu Zetian, la toute première impératrice de l’Histoire de la Chine dont le règne fût marqué par un progressisme social très avant-gardiste, ou même en 350 avant Jésus-Christ pour raconter le parcours d’Agnodice, l’ancêtre des gynécologues qui devait se déguiser en homme afin de pouvoir pratiquer la médecine, interdite aux femmes de son pays.
Certains des récits de Culottées, notamment celui de Phulan Devi, une Indienne agressée sexuellement à plusieurs reprises qui joindra le Dacoïts afin de punir les violeurs et sera considérée comme l’héroïne du peuple, sont troublants. D’autres suscitent l’étonnement, comme celui des Shaggs, un groupe formé de trois sœurs obligées par leur père à faire de la musique, mais toutes les histoires réunies ici sont passionnantes, et touchent des domaines aussi divers que l’art, la médecine, la volcanologie, l’exploration, le sport ou la guerre. Pénélope Bagieu parvient même à démontrer des facettes cachées de certaines femmes connues. Saviez-vous par exemple que l’actrice de cinéma Hedy Lamarr, dont la postérité a surtout retenu la grande beauté, était également une inventrice ayant conçu une technologie pour guider les torpilles des sous-marins par radio, une innovation qui donnera naissance au GPS et au Wi-Fi moderne?
Les illustrations de Pénélope Bagieu peuvent sembler simples au premier coup d’œil. Ses personnages sont souvent posés sur fond blanc avec seulement un ou deux objets en guise de décor, mais elle maîtrise l’art de croquer l’essentiel d’une scène à l’aide de seulement quelques éléments, et ses images en disent beaucoup en très peu de traits. Ses compositions sont inventives. Elle écrit par exemple les paroles des chansons de Betty Davis dans son afro. Ses cases sont teintées d’humour. Sous la légende « Très tôt, elle est éprise de liberté », elle esquisse Josephina van Gorkum en bébé nu fuyant sa nourrice qui tente de l’habiller. Elle termine chacune de ses biographies par une double page beaucoup plus travaillée, qui possède la beauté picturale d’une affiche. Avec sa couverture rigide embossée et ses pages en papier épais, presque cartonnées, cette nouvelle intégrale de Culottées est vraiment un bel objet.
Démontrant l’incroyable détermination dont ont dû faire preuve les femmes dans leur longue marche pour l’égalité, Culottées est un roman graphique très instructif, à mettre entre toutes les mains. Pas étonnant que l’ouvrage ait reçu le Eisner Award du meilleur livre étranger en 2019
Culottées – Intégrale, de Pénélope Bagieu. Publié aux éditions Gallimard bande dessinée, 312 pages.