Pour leur toute première collaboration, le scénariste Nicolas Juncker et l’illustrateur Simon Spruyt livrent la première partie d’une farce historique à l’ombre de la Révolution française, avec la bande dessinée Les mémoires du Dragon Dragon.
En 1792, trois ans après la prise de la Bastille, la situation politique en France demeure volatile. Tandis que la famille royale croupit en prison, les Prussiens, les Autrichiens, les Anglais et les Russes se liguent afin de mettre à bas la nouvelle République, et leurs armées respectives se précipitent aux frontières du pays.
C’est aux dragons, des militaires se déplaçant à cheval, mais combattant à pied, que revient la tâche de repousser les assauts répétés des envahisseurs, et la guerre serait certainement perdue d’avance si tous les combattants français étaient aussi couards, menteurs, voleurs et lubriques que Pierre-Marie Dragon, un homme qui, au lieu de confronter l’ennemi, n’hésite pas à abattre son propre général sous prétexte de sauver les trois mille vies que ce dernier conduisait à une bataille perdue d’avance.

S’attardant à la façon dont les grandes batailles de l’Histoire sont le fait de petites gens qui sacrifient leurs vies sous les ordres de nobles et de généraux demeurant trop souvent à l’abri du danger, la bande dessinée Les mémoires du Dragon Dragon est antimilitariste, et délicieusement iconoclaste. Il n’est pas évident de rendre attachant un personnage lâche, menteur et égocentrique, mais c’est exactement ce que parvient à faire le scénariste Nicolas Juncker avec son Pierre-Marie Dragon. Les seules aventures qui intéressent cet antihéros sont de nature sexuelle, et il ne peut résister à la tentation de sodomiser ses frères d’armes ou ses supérieurs, que ceux-ci soient consentants ou pas. À sa défense, il déclare : « Pour qui me prenez-vous? Dragon Dragon ne viole personne, il saisit tout un chacun avec grâce et enthousiasme! »
On ne pouvait imaginer meilleur contexte pour un homme contestant l’ordre social et l’autorité sous toutes ses formes que le chaos de la Révolution française. Faisant référence à la fois à son nom et à sa fonction, l’usage du double patronyme (le dragon Dragon) constitue un gag constant à travers l’album dont on ne se lasse jamais. Qu’il trinque « aux rois, aux reines, aux chevaux, et à ceux qui les montent » ou qu’il entonne une chanson paillarde, les répliques sulfureuses de ce joyeux trublion aux moustaches gauloises sont un pur plaisir. Bien que le scénario prenne certaines libertés dans son interprétation des faits historiques, on retrouve plusieurs figures ayant véritablement existé à travers le récit, parmi lesquels George Danton, le duc de Brunswick ou Louis-Philippe d’Orléans, qui deviendra plus tard le tout dernier roi de France.

Simon Spruyt est un illustrateur très versatile, et son style visuel dans Les mémoires du Dragon Dragon est tellement différent de l’album Le Tambour de la Moskova, qu’il a récemment réalisé, qu’on pourrait facilement penser qu’il ne s’agit pas du même artiste. Avec leurs nez allongés et leurs yeux ronds, les personnages qu’il dessine ici sont assez caricaturaux, ce qui ne l’empêche pas de capturer l’émotion des visages avec une redoutable efficacité. Ses décors, comme les tentes de l’armée en campagne, ou les scènes de combat, dont une montrant les silhouettes des chevaux et des soldats volant dans les airs après salve de boulets de canon, sont réalistes et texturés de dizaines et de dizaines de lignes fines. Il parodie les gravures anciennes dans certaines illustrations s’étalant sur une pleine page ou deux, et l’album se conclut sur un cahier dans lequel Pierre-Marie Dragon lui-même se défend d’avoir déformé les faits historiques.
Pas besoin de connaître l’histoire de la Révolution française et ses principaux acteurs pour apprécier Les mémoires du Dragon Dragon, une bande dessinée résolument adulte et irrévérencieuse qui met en vedette un héros profondément humain, auquel on ne peut que s’attacher malgré ses nombreux défauts.
Les mémoires du Dragon Dragon – Tome 1 : Valmy, c’est fini, de Nicolas Juncker et Simon Spruyt. Publié aux éditions Le Lombard, 64 pages.