En juxtaposant l’Histoire de la Nouvelle-France à l’univers cauchemardesque de l’écrivain H.P. Lovecraft, La cité oblique d’Ariane Gélinas et de Christian Quesnel constitue l’un des plus étrange, et magnifique, romans graphiques de la rentrée.
Howard Phillips Lovecraft est un vénérable maître de l’horreur, dont l’imaginaire délirant a influencé la littérature, le cinéma, et même les jeux vidéo. Tout en étant familier avec son œuvre, j’ignorais que le célèbre écrivain avait visité la ville de Québec à trois reprises dans les années 1930. Une plaque sur la façade de l’hôtel où il a résidé, rue Bougainville, commémore d’ailleurs l’événement. Ses voyages dans la Belle Province lui ont inspiré un livre publié à titre posthume en 1976 et intitulé To Quebec and the Stars, dans lequel on compte dix-sept essais, parmi lesquels une longue description de la Vieille Capitale. Cet ouvrage peu connu fût le point de départ de La cité oblique, un roman graphique scénarisé par Ariane Gélinas et illustré par Christian Quesnel.
J’ai un faible pour les livres détournant les faits historiques pour y injecter une part de fiction, comme le Abraham Lincoln: Vampire Hunter de Seth Graham-Smithe, et j’ai toujours été un peu déçu que ce genre littéraire, assez populaire chez nos voisins du Sud, soit boudé au Québec. Ce n’est heureusement plus le cas, grâce à La cité oblique. Au lieu d’un récit classique, le roman graphique se lit plutôt comme un manuel d’Histoire alternatif de la Nouvelle-France, de la colonisation en 1534 jusqu’à la Conquête par les Anglais en 1760. Tout en faisant écho aux événements réels et aux lieux où ils prirent place, le livre injecte une part de cauchemar digne de Lovecraft, en imaginant l’existence d’un peuple ancien et maléfique, qui habitait le continent bien avant l’arrivée des colons et vénérait une mystérieuse déesse du nom d’Elkanah.
Cette Histoire secrète des « territoires érigés entre fleuve en marche et montagnes hallucinées » est à la fois familière et dépaysante. Dans ce sombre univers proposant un reflet déformé du nôtre, la Nouvelle-France abritait jadis des eaux noires accordant l’immortalité à ceux et celles y faisant des offrandes. Capturés à marée haute dans des filets d’algues et de vase, les colons étaient dévorés par Ceux-des-ailes-noires, les fidèles d’Elkanah. Samuel de Champlain s’est accouplé avec un être aquatique habitant les chutes Asti’kou, et s’est graduellement métamorphosé en créature marine. Le Cardinal de Richelieu quant à lui est représenté comme le prince du culte félin. Ariane Gélinas parvient à reproduire la plume et l’imaginaire tordu de Lovecraft, qui est le narrateur de cette épopée historique.
Christian Quesnel est, à mon humble avis, l’un des illustrateurs le plus talentueux du Québec, et son travail graphique sur La cité oblique est un pur régal pour les yeux. L’ouvrage se rapproche d’ailleurs plus du livre d’art que de la bande dessinée conventionnelle, et l’impression du roman graphique sur des pages de grand format permet d’apprécier toute la finesse et la richesse de ses images gothiques. Chacune de ses planches possède les qualités d’une toile, où l’on sent les coups de pinceau, les coulisses de l’aquarelle, les éclaboussures de peinture et le relief de l’acrylique s’accumulant sur le canevas. Il peint parfois sur des documents d’époque anciens, comme des lettres manuscrites ou des cartes géographiques, et incorpore à l’occasion des bijoux, du tissu ou de la tapisserie à ses compositions.
L’iconographie de Christian Quesnel dans La cité oblique est absolument saisissante, et les images fortes pullulent. Homme à la tête de caribou, dragon volant au-dessus du château Frontenac, diablotin nu jouant du violon, prêtres aux yeux sanglants, même les arbres prennent des airs de monstres marins avec leurs branches tordues ondoyant dans le ciel telles des tentacules. Il modifie le drapeau québécois pour insérer un cœur battant surplombé d’un crucifix en son milieu, et esquisse le général Wolfe avec, littéralement, une tête de loup. La bouche de Jean-Talon est cousue par des épingles de sûreté, et Frontenac porte un masque à mi-chemin entre celui d’Hannibal Lecter et de Jason Voorhees dans Friday the 13th. On est définitivement en présence d’un illustrateur à l’imagination fertile, et au sommet de son art.
Comptant parmi les œuvres les plus originales (et les plus magnifiques) de 2022, La cité oblique est vouée à devenir un grand classique de la bande dessinée québécoise. Jamais l’Histoire de la Nouvelle-France n’aura été aussi passionnante, et terrifiante, que dans ce livre.
La cité oblique, d’Ariane Gélinas et Christian Quesnel. Publié aux éditions Alto, 168 pages.
Un commentaire
Article très élogieux à la hauteur de la BD.