Avec le premier tome de la bande dessinée La Part merveilleuse, Florent Ruppert et Jérôme Mulot nous invitent à pénétrer dans un univers singulier, où des « toutes », de mystérieuses et majestueuses créatures, ont envahi la planète.
Personne n’est jamais parvenu à expliquer l’apparition il y a quelques années des « toutes », d’étranges créatures aux formes ondulantes et souples ayant envahi la planète du jour au lendemain. S’agit-il de monstres, d’extraterrestres, de chimères, de divinités? Étant donné leur caractère doux et calme ainsi que leur incroyable beauté, la vie a fini par reprendre son cours normal malgré cette mystérieuse présence. L’enthousiasme des scientifiques et des médias à leur égard s’est calmé, et les autorités les laissent déambuler sur les routes, dans les parcs, les gares et les cafés même si, à cause de leur imposante masse, de leur lenteur, et des foules de badauds s’amassant sur leur passage, ils causent des bouchons et ralentissent la circulation.
Au lieu de s’amuser et de profiter de l’été, Orsay travaille comme jardinier dans le petit village champenois de ses parents, et prend soin de sa mère malade. Un beau jour de juillet, un toute se déplaçant sur la voie publique adopte un comportement anormalement agressif. Le jeune homme tente de le calmer en le touchant, mais au contact de la créature, ses mains se mettent à s’étirer dans tous les sens et à changer constamment de forme. Puisque les médecins locaux ignorent tout de cette condition jamais vue, Orsay décide de se rendre à Paris afin de se faire ausculter dans un hôpital spécialisé. Sur place, il découvrira rapidement qu’il n’est pas la seule personne à avoir été « contaminée » de la sorte.
Dès les toutes premières pages de La Part merveilleuse, on est happé par l’atmosphère étrange dont est imprégnée cette bande dessinée, qui intègre ses éléments de science-fiction au cœur de la plus banale des réalités. Les toutes se trouvent un partout dans les lieux publics, mais personne ne semble se formaliser de la présence de ces êtres insolites et majestueux, et chacun vaque à ses activités quotidiennes comme si de rien n’était. Quelle est la nature de ces créatures? D’où viennent-elles? Quelles sont leurs intentions? Ce premier tome ne tente même pas un début d’explication, et le lecteur, à l’image des protagonistes de l’histoire, reste dans le noir quant à leurs origines, ce qui n’empêche pas le récit d’être de plus en plus captivant.
Débutant dans la campagne champenoise, le côté paisible et vaguement onirique de La Part merveilleuse cède la place à l’action au moment où Orsay, qui porte toujours des gants de vaisselle élastiques pour contenir le flot incontrôlé de ses mains, débarque à Paris. Se retrouvant coincé entre les manifestations populaires pour la défense de ces créatures et les interventions musclées de CRS qui tentent de les chasser hors de la ville, le jeune homme fait la rencontre d’autres personnes possédant des membres infectés par les toutes, et apprend à maîtriser ses pouvoirs, utilisant ses mains à la forme changeante pour grimper le long des édifices ou soulever des voitures. On se retrouve alors avec l’impression d’être en présence d’une version européenne, et beaucoup plus introspective, des X-Men.
Dessiné à quatre mains par Florent Ruppert et Jérôme Mulot, la signature graphique de La Part merveilleuse s’orne de lignes d’encrage très fines, ce qui donne un aspect délicat et presque éthérique à leurs illustrations. Laissant parler les images par elles-mêmes, on retrouve beaucoup de cases atmosphériques, sans aucun phylactère, à travers l’album. Visiblement inspirés par les micro-organismes et la poésie des fractals, leurs toutes, sortes de sculptures vivantes se déplaçant en des arabesques hypnotiques, sont très imaginatifs. Il n’y en a pas deux avec la même forme, ou les mêmes couleurs. À l’instar du récit, les dessins se font des plus en plus délirants et hallucinants à mesure que l’intrigue progresse.
Si les deux artistes savent reproduire la quiétude des après-midis d’été à la campagne ou les rues parisiennes grouillant de vie, ils dessinent aussi bien des combats fantasmagoriques, s’étalant parfois sur deux pages, entre des humains dont les mains ou la tête s’étirent dans toutes les directions, le tout sur un fond rouge où s’empilent les cadavres de CRS décapités. Vers la fin de l’album, quand Orsay entre en contact avec un toute, certaines cases deviennent carrément psychédéliques, et affichent des kaléidoscopes de formes et de couleurs, avec des filaments s’étirant dans toutes les directions et des objets du quotidien flottant à travers l’espace. C’est absolument magnifique, et visuellement impressionnant.
J’ai personnellement adoré La Part merveilleuse, la bande dessinée la plus agréablement étrange que j’aie lu depuis longtemps. Se situant à la croisée du fantastique, du mysticisme et des récits de superhéros, il s’agit de science-fiction intelligente et touchante, dont on a hâte de connaître la suite.
La Part merveilleuse – Tome 1 : Les Mains d’Orsay, de Florent Ruppert et Jérôme Mulot. Publié aux éditions Dargaud, 156 pages.