Après avoir illustré Turbo Kid, Amos Daragon et le Aliss de Patrick Senécal, Jeik Dion nous invite maintenant à plonger dans son propre univers avec Chanson noire, une bande dessinée d’horreur dont il signe le scénario, en plus des dessins.
Jeannine Tougas vient tout juste d’hériter de la maison familiale, située quelque part dans un petit village pittoresque de campagne comme on en trouve plusieurs au Québec. Elle décide alors de quitter la ville, et d’y emménager avec son copain, un illustrateur de bandes dessinées du nom de Dan Lévesque qui a de la difficulté à joindre les deux bouts. Même si, au début, les voisins leur font sentir qu’ils ne sont pas les bienvenus, en plus de s’avérer particulièrement envahissants, allant jusqu’à tirer de la carabine sur leur terrain, les deux citadins finissent tant bien que mal par s’adapter à leur nouvel environnement, et à leur nouvelle vie.
En proie à des cauchemars aussi vivides que terrifiants, le couple commence cependant à soupçonner que quelque chose ne tourne pas rond. Ils découvrent une mystérieuse crypte dans leur sous-sol; les branches d’un arbre affreusement tordu ne cessent de cogner contre les murs de leur maison, et leur chien meurt dans des circonstances nébuleuses. Ils entendent alors parler de la soirée de la Chanson noire, une fête se tenant dans le bois à chaque éclipse. Alors que la lune s’apprête à cacher le soleil pour la première fois en 47 ans, Dan et Jeannine sont invités à y participer. Serait-ce l’occasion de découvrir le terrible secret planant sur leur village d’adoption?
Même si on le connaît comme illustrateur, Jeik Dion montre qu’il a aussi des talents de scénariste avec l’album Chanson noire. Il fait preuve d’une bonne compréhension de la psychologie des personnages, et la dynamique de couple tendue entre Dan et Jeannine, qui accuse son conjoint d’avoir choisi une « vocation de marde » et réduit son art à « dessiner des ti-bonhommes », est assez crédible. Il incorpore également l’attitude hostile des campagnards envers les gens de la ville, considérés comme « bizarres », ce qui ajoute à l’authenticité du récit. Il met également en scène le racisme à l’égard des Autochtones, beaucoup moins subtil dans le Québec des années 1970 que de nos jours.
Au lieu de verser dans la violence graphique à outrance, Jeik Dion opte plutôt pour la subtilité, en entretenant une ambiance d’horreur sourde et indéfinissable tout au long de l’intrigue. Il entrecoupe les scènes banales de la vie quotidienne avec des moments étranges et dérangeants, comme une foule déambulant avec des boîtes de carton sur la tête afin de regarder l’éclipse. Il fait également des clins d’œil aux classiques du genre. L’arbre cognant contre la fenêtre du deuxième étage évoque directement Poltergeist, et Dan déambulant dans la maison en pleine crise de folie armé d’une hache rappelle George Lutz dans The Amityville Horror. La finale est par contre un peu ambigüe, et demeure ouverte à l’interprétation.
J’ignore s’il a été pressé par le temps lors de la mise en images d’Aliss, un album somme toute assez volumineux, ou s’il a pris du métier depuis, mais les illustrations de Jeik Dion semblent moins brutes et davantage peaufinées dans Chanson noire, bien qu’on retrouve encore ses crayonnages touffus et nerveux, qui donnent une impression de mouvement à l’ensemble. Il ne colore pas les objets et les personnages directement, de manière traditionnelle, mais pose plutôt ses dessins sur des arrière-plans peints, ce qui donne un style visuel unique à ses planches. Ses compositions graphiques sont inventives, et c’est sans l’aide de cases qu’il imbrique ses images la plupart du temps. Dion étale souvent ses visions cauchemardesques sur deux pages, et propose un délire visuel complètement hallucinant lors de la fête de la Chanson noire.
Signant une histoire aussi personnelle qu’originale, il y a fort à parier que ce premier scénario de Jeik Dion ne sera pas son dernier, et grâce à son épouvante psychologique prenant place dans le Québec des années 1970, l’album Chanson noire saura plaire à tous les amateurs d’horreur.
Chanson noire, de Jeik Dion. Publié aux éditions Glénat, 96 pages.