Peut-on analyser rationnellement un geste irrationnel? Il faudra bien essayer. Parce que la majorité ultraconservatrice de la Cour suprême des États-Unis a renversé l’arrêt Roe v. Wade, qui garantissait le droit à l’avortement… Et parce que les arguments fallacieux et incohérents sur lesquels sa décision s’appuie ne sont qu’une mince couche de vernis recouvrant la loi du plus fort.
C’était attendu. Une ébauche de la décision de la Cour suprême, rédigée par le juge Samuel Alito, avait été ébruitée il y a plusieurs semaines, semant l’émoi dans les milieux progressistes. La fuite avait-elle été orchestrée à gauche, dans le but de créer un scandale qui forcerait quelques membres du plus haut tribunal américain à se rétracter, ou du moins à modérer leur soutien? Ou était-ce plutôt une manoeuvre de droite, visant à serrer la vis à une ou deux consciences vacillantes? Nous ne le saurons sans doute jamais.
Quoi qu’il en soit, il semble que le texte final de la décision reprend celui de la version ébruitée, à peu de choses près. Roe v. Wade est renversé. Chaque État est désormais libre de permettre ou d’interdire l’avortement. Et puisqu’au moins 16 législatures d’États conservatrices avaient déjà adopté des trigger laws restrictives en prévision du renversement de Roe, la vie de dizaines de millions de personnes, surtout des femmes mais aussi des personnes non-binaires et des hommes trans, vient de changer d’un instant à l’autre.
Une décision incohérente et illégitime
Pour justifier sa décision, la majorité conservatrice prétend que l’avortement était illégal au moment de la rédaction de la Constitution et que rien, dans l’intention des Pères fondateurs, ne pouvait donc justifier sa légalisation. C’est faux. Non seulement l’avortement était-il parfaitement légal au XVIIIe siècle, on annonçait même des services d’interruptions de grossesses dans les journaux. Ce n’est qu’au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque les médecins ont voulu déloger les sages-femmes de la pratique obstétrique, que des campagnes visant l’interdiction de l’avortement ont commencé à porter fruit. À l’échelle nationale, l’interdiction n’a été complète qu’à partir de 1910.
La majorité s’appuie également sur la souveraineté des États (« states rights »), une théorie qui remonte au Sud esclavagiste d’avant la Guerre de sécession. Pourtant, cette même majorité vient tout juste d’interdire à ces mêmes États d’imposer des règles un tant soit peu contraignantes pour restreindre le droit non pas de posséder des armes à feu, mais de porter des armes dissimulées en public. La souveraineté des États serait-elle à vitesse variable?
Même la défense des droits religieux ne devrait en aucun cas servir à justifier le renversement de Roe. Des organisations musulmanes et juives se sont empressées de rappeler que leurs propres traditions religieuses permettaient ou même exigeaient le recours à l’avortement, thérapeutiques ou non, dans une foule de situations. Autrement dit : la liberté de religion, si elle constituait vraiment un critère, aurait requis la décision contraire.
Il ne reste, comme justification, que le pouvoir arbitraire. La Cour a décidé parce que la Cour avait le pouvoir de décider. Ce sont les préférences de la majorité qui comptent. Point final.
En passant, cinq des six juges qui ont voté pour renverser Roe (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh, Amy Coney Barrett, Samuel Alito lui-même et le juge en chef John Roberts) ont reconnu, pendant les audiences qui ont précédé leurs assermentations, que Roe constituait un important précédent ou une question réglée. Se sont-ils parjurés? Probablement pas au sens strict de la loi, mais du point de vue des personnes qui en souffriront, c’est du pareil au même.
Les conséquences immédiates
La décision plonge d’ores et déjà le pays dans un fouillis législatif ahurissant. Par exemple :
- En Ohio, l’avortement est interdit dès qu’il est possible de détecter le pouls d’un embryon, soit environ six semaines après la conception — et souvent avant que la grossesse n’ait été détectée.
- Au Texas, les médecins qui pratiquent des avortements seront passibles de poursuites criminelles. Des tierces parties pourront même obtenir des primes allant jusqu’à 10 000$ en dénonçant toute personne qui participe, de près ou de loin, à une interruption de grossesse, ne serait-ce qu’en conduisant une patiente à la clinique.
- Au Wisconsin, le gouverneur démocrate Tony Evers a déjà annoncé qu’il refuserait d’appliquer l’interdiction votée par une précédente législature à majorité républicaine. Il a aussi promis d’utiliser son pouvoir de clémence pour annuler les sentences d’emprisonnement de quiconque serait condamné pour crime d’avortement.
- Au Massachusetts, le gouverneur Charlie Baker, pourtant un républicain, a signé un décret qui protège l’accès à l’avortement non seulement pour les personnes qui résident au Massachusetts, mais aussi pour celles qui viendraient d’ailleurs pour obtenir une interruption de grossesse. Ce décret interdit aussi à l’administration publique de l’État de collaborer, de quelque façon que ce soit, à une enquête criminelle qu’un autre État pourrait entreprendre pour cette raison.
Parce que c’est bien de cela que l’on parle: non contents d’interdire l’avortement sur leurs territoires, certains conservateurs tentent aussi de criminaliser l’acte d’obtenir un avortement ailleurs, pour les habitantes des États qu’ils contrôlent. De là à exiger que les autres États les aident à appliquer leurs lois restrictives, il n’y a qu’un pas… Pour lequel il existe un malheureux précédent, imposé justement par la Cour suprême : celui de la loi de 1842 sur la capture des esclaves fugitifs.
Quoi qu’il en soit, les personnes aux prises avec des grossesses ectopiques, pour lesquelles l’avortement chirurgical constitue le seul traitement, seront en danger de mort dans les États conservateurs. D’autres devront mener à terme des grossesses non désirées, issues d’événements traumatiques ou non viables. D’autres pourraient même être l’objet d’enquêtes criminelles en cas de fausse couche. Le tout, dans des États où les soins prénataux et néo-nataux, les services de garde et l’aide aux familles en détresse sont plus que déficients.
Une réaction explosive
Le renversement de Roe v. Wade ne mettra pas fin à l’avortement aux États-Unis. En fait, l’avortement ne disparaîtra jamais, même si les républicains devaient instaurer une interdiction complète à l’échelle nationale la prochaine fois qu’ils contrôleront le Congrès et la présidence, comme l’affirment déjà certains observateurs de gauche comme de droite.
Cependant, l’avortement sera repoussé dans les marges, criminalisé et dangereux. S’il faut se fier au ton du discours sur les réseaux sociaux (toujours un pari hasardeux), la frustration de la gauche américaine a immédiatement fait place à la rage. Envers les républicains, bien sûr, mais aussi envers la direction gérontocratique du Parti démocrate qui n’a jamais réussi, au cours des 50 ans qui ont suivi Roe, à codifier le droit à l’avortement pour le mettre à l’abri de ce qui vient de se produire.
Une suite imprévisible mais inquiétante
Comment cette rage sera-t-elle canalisée? Difficile à dire. La colère est mauvaise conseillère et les options sont bien peu nombreuses.
On s’attendrait à ce que la décision de la Cour mobilise la base progressiste au profit du Parti démocrate, en prévision des élections de mi-mandat qui auront lieu à l’automne. Mais le leadership du parti vient tout juste de s’attirer ses foudres en appuyant une poignée d’élus centristes anti-choix, qui affrontaient des adversaires de gauche lors d’élections primaires.
Certains observateurs imaginent déjà une vague migratoire, qui entraînerait les progressistes qui vivent dans des États républicains à quitter pour des États à majorité démocrate. Une hypothèse bien peu convaincante, qui laisserait pour compte les personnes qui n’ont pas les moyens de se déraciner.
L’issue la plus probable pourrait bien être un nouvel épisode de désobéissance civile, comme ceux de Black Lives Matter et des luttes autochtones. À un détail près : cette fois, c’est la majorité de la population qui se retrouve brimée par une institution, la Cour suprême, qui a été détournée au profit d’une minorité de chrétiens radicalisés, profondément réactionnaires et armés jusqu’aux dents.
Dans un camp, le désespoir de vivre comme dans une prison à ciel ouvert. Dans l’autre, la certitude de détenir la vérité divine et d’avoir le droit de l’imposer par la force.
Ça pourrait mal finir.