Deux ans seulement après son indépendance en 2011, le Soudan du Sud sombre dans la guerre civile. Les espoirs de paix pour le plus jeune pays du monde s’avèrent déçus. Selon des experts, le processus d’indépendance, mené par la communauté internationale et les États-Unis en tête de file, aurait « préparé le terrain » pour cette situation tragique. Analyse des dessous de l’indépendance sud-soudanaise.
Loin d’être insensée, l’indépendance du Soudan du Sud poursuit une logique issue d’un héritage historique de marginalisation et d’oppression par le Nord, qui concentrait pouvoirs et ressources. Patrick Wight, chargé de cours en développement international à l’Université McGill, estime que l’indépendance peut se justifier au Sud-Soudan. Les deux régions ont historiquement été gérées comme deux entités différentes par l’empire britannique. Il y avait aussi « une volonté de la société civile pour l’autonomie », indique-t-il.
Choix sous influence occidentale
Pour autant, l’indépendance n’a pas toujours été la demande de la rébellion sudiste, rappelle Marc Lavergne, géopolitologue et directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à l’Université de Tours, en France. Et l’influence des pays occidentaux, pour des raisons économicopolitiques, aurait été décisive dans le process.
Le professeur émérite estime que l’indépendance est « une volonté américaine » : les États-Unis y voient le moyen de résoudre un conflit perçu comme civilisationnel, entre les « blancs musulmans au Nord et noirs catholiques au Sud ». Une situation pourtant hautement plus complexe, souligne le chercheur. De plus, les États-Unis et leurs alliés ne sont pas en bons termes avec le Soudan. Le régime d’Omar el-Béchir est classifié comme État commanditant le terrorisme et entretient des liens étroits avec Ben Laden.
Alors que l’administration Clinton poussait pour un changement de régime soudanais, Georges W. Bush choisit de séparer le Sud, explique Patrick Wight. « La stratégie porte un intérêt sécuritaire mais aussi l’espoir d’obtenir l’accès aux ressources pétrolières situées dans la région », ajoute l’expert de McGill.
Les manquements au processus d’autonomie
Que l’indépendance ait été ou pas la bonne solution, c’est surtout sa mise en œuvre par la communauté internationale menée par les États-Unis, qui retient les critiques des experts consultés. Alors qu’on signe un accord de paix en 2005, un processus de transition de six années démarre. La machine onusienne se met en branle et le pays accueille délégations, observateurs, et autres consultants. Ce sont ces stratégies habituelles de « peace-building» ou «capacity-building» que déplore Marc Lavergne.
Le géopolitologue estime qu’il fallait certes être présent mais qu’« on a prétendu faire le Sud-Soudan à la place des Sud-Soudanais ».
Dans la même veine, Patrick Wight est sceptique quant à la possibilité d’acteurs externes de pouvoir créer un État, il en a fait sa thèse de doctorat à l’Université de Guelph, Ontario. Il indique par ailleurs que « les élites politiques ont adopté le modèle extérieur [proposé par l’ONU] mais seulement de façade ».
Ainsi, la communauté internationale a investi des milliards de dollars dans le processus, or, selon le chargé de cours, cet afflux financier n’a pas été arrimé à des conditions de respect des droits de l’Homme ou de transition démocratique, « ils n’ont pas vraiment questionné où allait l’argent ».
Le pays était-il prêt?
S’ajoute à ce contexte un manque criant de système administratif et politique. Les régimes successifs ont historiquement sous-développé le Sud-Soudan. Emmanuelle Veuillet, doctorante en Sciences Politiques à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et spécialiste du pays, pense que « c’était une erreur de forcer l’indépendance, en tous les cas dans une telle accélération, alors que le pays n’avait pas les structures administratives, ni politiques, ni les mécanismes de contrôle en place ».
Quelle aurait été la bonne solution ? Pour Patrick Wight, la réponse est difficile à donner. Selon lui, il ne faut pas négliger l’héritage historique qui cause une très large part de ce problème. Selon ses recherches, des décennies voire des siècles sont nécessaires pour des états démocratiques de se former. Marc Lavergne s’avère plus critique : il estime que la communauté internationale aurait pu s’organiser pour former l’administration auprès des institutions de Khartoum ou dans les universités des pays avoisinants.
Force est de constater que les solutions ne sont ni évidentes ni unanimes. Mais les experts consultés s’accordent à dire qu’on a ignoré les obstacles et signes avant-coureurs des difficultés à venir. Pour quelle raison? Emmanuelle Veuillet pense qu’il « y avait un agenda international pour faire [l’indépendance] en 2011 ».
Aujourd’hui le pays vit sous perfusion humanitaire. 9 de ses 11 millions d’habitants auront besoin d’aide internationale en 2022. Et la situation politique apparaît dans une impasse. Deux forces issues des rangs de la rébellion sudiste, Salva Kiir et Riek Machar, se disputent le pouvoir sur le nouveau pays. La guerre civile s’est soldée par un accord de paix en 2018, dont les principales étapes ne sont toujours pas complétées. Emmanuelle Veuillet conclut qu’il est difficile d’être optimiste, « on craint même un retour prochain de la guerre ».