L’idée d’utiliser les marques de dents dans une cause criminelle a une longue histoire. Toutefois, les données solides sont moins nombreuses qu’on ne l’imagine, constatent l’OSS et le Détecteur de rumeurs.
L’origine de l’idée
La référence la plus ancienne connue à l’identification d’une personne grâce à ses dents, remonte à près de 2000 ans. La femme de l’empereur romain Claude, Julia Agrippina, avait fait assassiner sa rivale, et avait demandé sa tête comme preuve. Quelque chose d’unique dans sa dentition l’aurait convaincue qu’il s’agissait bien de la bonne personne.
L’analyse des dents d’un défunt constitue aujourd’hui une partie d’une discipline appelée dentisterie médico-légale, ou odontologie médico-légale. Mais une autre partie, dont on entend plus souvent parler, est l’interprétation des traces de morsure, par exemple dans des causes d’abus sexuels ou de meurtres. On part alors du principe que notre dentition est unique: la version orale d’une empreinte digitale, en quelque sorte. Or, cette affirmation est plus fragile, à en juger par les comités d’experts qui ont cherché sur quoi cela s’appuyait.
Cambriolage et camembert
En 1954, on voit apparaître le tout premier cas recensé dans la littérature légale américaine d’une comparaison de marques de dents: un cas qui met en vedette le fromage. Il s’agit d’un cambriolage, sur la scène duquel a été trouvé un morceau de fromage clairement mordu. On demande donc au principal suspect de mordre dans un morceau de fromage vierge, et les deux assortiments de morsures sont comparés, non pas par un dentiste, mais par un inspecteur d’armes à feu… qui confirme la concordance. Lors du procès, un dentiste est appelé à témoigner et corrobore l’identification.
La comparaison des marques de dents fait ainsi son entrée dans le système judiciaire. Elle sera appelée à de nombreuses reprises à éliminer d’éventuels suspects ou à soutenir les accusations contre d’autres.
Au milieu des années 2000 cependant, certains scientifiques commencent à sonner l’alarme : cette pratique serait en fait fondée sur une illusion d’objectivité.
Selon un long rapport de l’Académie nationale des sciences des États-Unis publié en 2009, plusieurs tests utilisés en médecine légale, dont ceux impliquant de telles comparaisons entre différents motifs, n’ont jamais été validés de façon rigoureuse. Et cela inclut les comparaisons entre les marques de dents.
Première question: chaque dentition est-elle unique?
Pour que ces comparaisons reposent sur des bases scientifiques, il faut admettre deux prémisses. La première veut que chaque dentition soit unique, spécialement la façon dont les dents impliquées dans une morsure sont placées dans la bouche. Or, bien qu’il s’agisse d’une croyance largement répandue, y compris dans les cercles d’experts, les preuves ne proviennent que de quelques études problématiques.
C’était ce que mettait en lumière un article scientifique publié en 2011. Des chercheurs avaient mesuré avec précision 344 moulages dentaires, en utilisant un scanner laser 3D. La probabilité que deux de ces moulages soient identiques lors de la comparaison de cinq de leurs dents avait été évaluée à moins de une chance sur un million. Mais les chercheurs ont découvert 32 correspondances. Ce qui revient à dire que ce chiffre aurait été encore plus élevé si les mesures avaient été moins précises.
Deuxième question: la trace d’une morsure est-elle fiable?
La deuxième prémisse que les chercheurs ont commencé à remettre en question est celle selon laquelle, peu importe ce qui est mordu, la trace serait bien préservée. Or, une trace de morsure sur la peau n’est pas comme une trace de morsure dans le plâtre dentaire. La peau est vivante et élastique. La forme et la taille des muscles et des réserves de gras, la courbure de la peau, sa souplesse, la présence de fluide en-dessous, les mouvements de la victime durant l’attaque, les ecchymoses qui suivent, tous ces facteurs affectent la manière dont les traces de dents seront préservées dans la peau. En fait, le rapport de l’Académie nationale des sciences souligne que, lorsque des traces de dents sont créées en laboratoire, la peau les déforme avec tant de variations que leur comparaison ne peut pas admettre ou rejeter un suspect de manière fiable.
Ce document a ouvert la voie au regroupement des conseillers sur la science et la technologie du président des États-Unis, qui a publié un rapport en 2016. Se penchant sur les comparaisons de marques de dents, le rapport conclut que celles-ci sont « loin d’atteindre les standards scientifiques qui en valideraient ses fondements. » Seul un petit pourcentage des articles scientifiques rapporte de véritables expériences en laboratoire; les autres sont des études de cas. On qualifie même de faible l’espoir qu’une science réelle émerge. « Nous recommandons de ne pas consacrer de ressources significatives à ces efforts. »
Quand l’exception devient la règle
« Ironiquement » commençait en 2016 une mise en contexte historique de la littérature sur le sujet, « ce ne sont pas les dentistes qui ont convaincu les tribunaux qu’ils étaient capables d’identifier la provenance de marques de dents, mais bien les tribunaux eux-mêmes qui ont convaincu les dentistes médico-légaux qu’ils étaient capables de faire ce dont, jusqu’à ce jour, ils avaient douté. »
Parce que le système juridique repose en partie sur des précédents, le fait d’avoir utilisé des traces de morsures dans le passé —comme le cas du mangeur de fromage mentionné plus haut— a suffi pour qu’elles soient encore utilisées aujourd’hui.
Une étude dès 1975 rapportait qu’une correspondance sur quatre était inexacte. Cette fraction s’élevait à neuf sur dix lorsque les morsures étaient photographiées 24 heures plus tard. Plus prudente, une étude en 2001 estimait le taux de fausses correspondances entre 11,9 et 22%.
L’Innocence Project, consacré à l’exonération par tests d’ADN de gens condamnés à tort, rapporte qu’au moins 26 personnes aux États-Unis ont été condamnées, arrêtées ou accusées à tort, à cause d’une comparaison de marques de dents.