S’ils se sont tous deux bâtis une solide réputation en travaillant avec les superhéros bien établis de Marvel, la scénariste Ann Nocenti et l’illustrateur David Aja sortent maintenant de leur zone de confort avec la bande dessinée Semences, une fable écologique sur la fin du monde.
Air irrespirable, inondations, pluies toxiques, tremblements de terre violents, Semences prend place sur une Terre à l’agonie. Forcée par sa rédactrice en chef d’écrire des articles qui attirent les clics, quitte à déformer les faits ou à carrément en inventer, Astra rêve de tomber sur un véritable scoop. Ses souhaits sont sur le point d’être exaucés, lorsqu’elle découvre que des émissaires d’une race extraterrestre, envoyés sur les planètes mourantes afin d’y récolter des semences et le sperme des animaux, se cachent parmi les humains. L’un d’entre eux entretient même une relation amoureuse avec une terrienne en chaise roulante du nom de Lola.
À ses risques et périls, Astra décide alors de suivre la trace de ce couple peu banal, qui s’est enfui de l’autre côté du mur dans la Zone B, là où se terrent les néo-luddites ayant banni toute forme de technologie de leur vie. À mesure que son enquête progresse, elle s’aperçoit que ces visiteurs intergalactiques ne se sont pas seulement contentés de récolter des graines sur Terre en prévision d’une apocalypse imminente, et tout indique qu’ils en ont aussi planté une. En effet, Lola est enceinte de son amant extraterrestre. La journaliste aura-t-elle le temps de dévoiler cet énorme scoop au reste de l’humanité avant que celle-ci ne disparaisse à jamais?
Journaliste et scénariste, Ann Nocenti est surtout connue pour son travail chez Marvel sur des séries comme Daredevil, Doctor Strange, Spider-Man ou X-Men, mais elle délaisse maintenant les superhéros et livre ce qu’on pourrait carrément qualifier de BD d’auteur avec Semences, une œuvre à la fois apocalyptique et très personnelle. Catastrophes écologiques à répétition, migration mystérieuse des abeilles, citoyens accrocs à leurs téléphones intelligents, population profondément divisée, millionnaires s’envolant vers l’espace et « fake news », l’univers d’anticipation qu’elle dépeint ici offre une sorte de miroir déformant de notre réalité.
Semences reprend l’allégorie de l’arche de Noé, avec d’un côté ces collectionneurs extraterrestres récoltant les traces des civilisations sur le point de s’éteindre, et de l’autre des humains tentant de rafistoler un navire alors que les eaux montent inexorablement, annonçant un second déluge. Malgré le côté glauque de sa prémisse, Nocenti injecte une bonne dose d’ironie au récit. Son Scoop Weekly, le journal pour lequel travaille Astra, est clairement calqué sur le Weekly World News, une feuille de chou sensationnaliste. Elle met également en scène des « Petit-Gris » en train d’autopsier une humaine, dans une scène inversant les rôles de la fameuse vidéo dévoilée par Ray Santilli en 1995.
Cité en ruines, carcasses de voitures et amas d’ordinateurs brisés, rues bardées de barbelés et occupées par des soldats comme s’il s’agissait d’une zone de guerre, les illustrations de David Aja dans Semences reprennent l’iconographie habituelle de la fin du monde, mais dans un style graphique qui sort des sentiers battus. Très réalistes, ses dessins monochromes, n’utilisant que le vert pour seule coloration et se parant d’une trame grossière composée de pointillés, semblent avoir été tracés directement sur des photos à haut contraste. Un leitmotiv d’alvéoles se retrouve à travers l’ensemble des planches, soulignant l’importance que jouent les abeilles dans le récit. L’album contient plusieurs images fortes, dont celle d’un homme nu affublé d’un masque à gaz et d’une carabine qui trône dans un fauteuil placé devant un drapeau américain.
À la fois histoire d’amour impossible, quête de la vérité et récit de fin du monde, Semences est une bande dessinée hors-norme qui, malgré un scénario parfois un peu cryptique, montre de quoi sont capables les auteurs de comics lorsqu’ils utilisent pleinement leur liberté créatrice pour aborder de front les maux de notre société.
Semences, de Ann Nocenti et David Aja. Publié aux éditions Futuropolis, 128 pages.