Dépeignant un monde lovecraftien où un groupe d’enfants laissés à eux-mêmes tente de survivre à un étrange brouillard envahissant la ville de New York qui transforme les adultes en zombies, la bande dessinée Créatures combine diverses influences afin de créer un univers tout à fait unique, et pour souligner la sortie du deuxième tome de la série, Pieuvre.ca a eu l’occasion de s’entretenir avec son scénariste, Stéphane Betbeder.
Comment as-tu développé ta passion pour la bande dessinée? Est-ce qu’il y a un artiste ou un album particulier qui t’as donné la piqûre?
Stéphane Betbeder : Quand j’étais tout petit, j’étais abonné au Journal de Tintin, et mes parents m’ont dit que déjà, vers l’âge de quatre ans, je disais que je voulais être dessinateur de BD. Après, j’ai quelques souvenirs, mais je pense que, d’aussi loin que je me souvienne, l’album le plus marquant, ça doit être un Thorgal, et ça doit être Au-delà des ombres. J’ai toujours voulu faire de la bande dessinée. Je voulais devenir dessinateur, je suis arrivé scénariste.
Tu as d’ailleurs étudié à l’École européenne supérieure de l’image d’Angoulême pour devenir dessinateur. Qu’est-ce qui t’a poussé vers le métier de scénariste?
Stéphane Betbeder : Ben déjà, je n’étais pas doué, hein (rires)… Faut l’admettre. Je trouve que c’est un travail beaucoup trop laborieux. J’aime beaucoup me cultiver, et chercher des histoires, c’est aussi chercher des lieux qu’on ne connaît pas. Et pouvoir aller d’une passion à une autre, ça me convient complètement en fait, tandis que faire une série au long cours, avec toujours les mêmes personnages, je pense que je m’ennuierais. Enfin, ça ne correspond pas à ma personnalité.
Et selon toi, quels sont les avantages d’écrire pour la bande dessinée plutôt que le cinéma, la télévision ou de faire un roman?
Stéphane Betbeder : Intéressante question, je ne me la suis jamais posée… Déjà, un bouquin, ça reste, par rapport au cinéma ou à des séries. J’ai l’impression qu’on bouffe des séries de plus en plus vite en plus. Les séries arrivent sur Internet, les dix épisodes sortent d’un coup, on se les tape pendant le weekend, et après, c’est oublié, parce qu’il y a une nouvelle série qui fait le buzz… Donc, je suis attaché à l’objet. Ça, c’est pour le côté livre, mais j’ai toujours besoin d’un appui visuel. Les romans, j’en lis, mais j’ai beaucoup plus d’attrait pour la bande dessinée, parce que je pense énormément en visuels. Si jamais un jour je devais écrire un roman, ça serait comme si c’était un scénario de bande dessinée. En tout cas très descriptif, pas sur l’intériorité des personnages, mais plus sur l’action, ce que les personnages sont en train de faire. Donc, je trouve que la BD correspond bien à mes deux passions.
D’où t’est venue l’idée de Créatures, et de ce brouillard surnaturel qui transforme les adultes en genre de zombies?
Stéphane Betbeder : Alors ça, c’est rigolo. C’était avec Jean-François Bergeron, Djief. On avait fait une série chez Glénat qui s’appelle Liaisons Dangereuses – Préliminaires, et on envisageait la suite. Lui avait beaucoup envie de faire une série jeunesse, et moi depuis longtemps, j’avais envie d’écrire quelque chose avec une ambiance lovecraftienne, sans jamais trouver quoi. Et donc, on s’est dit « rassemblons nos deux envies ». Lui dessiner des gamins, et moi une série autour d’un univers lovecraftien. Je me souviens, il était venu en France, on allait au Quai des Bulles en train, et on a commencé à discuter de ça. C’était fin octobre, il y a trois ans maintenant, et on a traversé un brouillard incroyable, à couper au couteau. Je lui ai raconté les prémisses de l’histoire dans ce train où il y avait une ambiance comme ça (rires), avec le nuage autour de nous. On y était complètement, et on s’est convaincus tous les deux, par cette ambiance et dans nos discussions, que c’était la bonne histoire, et qu’on allait foncer là-dessus.
Ce qui est drôle dans Créatures, c’est que vos zombies ne veulent pas manger des cerveaux, mais du sucre. Est-ce que c’est un commentaire sur les effets néfastes et addictifs du sucre?
Stéphane Betbeder : Non (rires). En tout cas, je ne l’ai pas pensé comme ça (rires). C’était quelque chose d’énergétique pour eux, un peu comme des mouches. Et puis, comme on était dans une série jeunesse, j’avais envie de faire un pied de nez à ces zombies qui bouffent tout le temps de cerveaux humains. On a vu ça dans tous les sens. Alors, je me suis dit, du sucre, c’est nourrissant, et puis c’est plutôt drôle, les petites répliques des personnages qui disent « Sucre! Sucre! Sucre! » de façon obsessionnelle. C’est un beau petit pied de nez, je trouve. Tout simplement.
Et pourquoi avoir choisi de camper l’action à New York, plutôt qu’en France par exemple? Est-ce que tu connais bien la Grosse Pomme?
Stéphane Betbeder : Non, pas du tout, mais, Djief y est allé plusieurs fois. Il y avait un petit côté politique aussi. C’était à l’époque de Trump, et j’imaginais que le point zéro de cette catastrophe était la Trump Tower. Je me suis dit « on va dynamiter un peu toute cette culture américaine qui nous a bercés depuis l’enfance par les bouquins, les films et les séries ». Le cœur même de ce monde-là, c’est Wall Street. Donc, je me suis dit « c’est super de prendre pour point zéro l’île de Manhattan et Wall Street ». Et puis j’avais envie d’un lieu qui soit loin, pour pouvoir m’éclater dessus, et ne pas que ça devienne lourd. Si j’avais fait ça à Paris, je pense que ça aurait été bien plus lourd. Donc, ça reste quelque chose qui est fictionnel aussi pour moi, et ça m’aide à être plus léger.
Dans Créatures, on voit un monde où il n’y a plus d’adultes. Est-ce que c’est le fantasme suprême des enfants d’être débarrassés des adultes? C’est la fin des interdits, des règlements?
Stéphane Betbeder : Je pense que c’est plutôt mon fantasme que j’ai projeté là-dedans. Parce que je me suis dit, d’une façon plus grave, que les seuls qui soient capables de remettre un peu à l’endroit notre civilisation, ce n’est pas les adultes hein! C’est aux enfants que ça appartient. Et c’est eux qui vont subir toutes les merdes que nous et nos prédécesseurs avons mis sur cette planète. Je me suis dit, donnons-leur la parole, c’est à eux d’agir. Donc, j’ai mis des personnages qui sont tout ce que nous ne sommes pas : courageux, qui misent sur l’entraide, et qui jouent le collectif plutôt que le personnel. Je me suis dit, ouais, c’est plutôt rigolo de faire porter ça à des enfants. Et oui évidemment, d’un autre côté, que les enfants puissent s’exprimer totalement, sans avoir l’interdit des parents.
Créatures est une bande dessinée que l’on pourrait qualifier de grand public, mais tu as quand même conservé certains sujets graves et des images fortes. Était-ce important pour toi de ne pas infantiliser les jeunes?
Stéphane Betbeder : Ça s’est plutôt passé dans l’autre sens. On a été vraiment bien accompagné sur cet album et cette série par notre éditeur de chez Dupuis, qui s’appelle Frédéric Niffle, qui a été rédacteur en chef de Spirou Magazine, et qui connaît bien l’univers jeunesse. On faisait des brainstormings, et je testais jusqu’où je pouvais aller avec lui, jusqu’où je pouvais aller dans l’horreur, jusqu’où je pouvais aller dans les choses un peu plus marquantes. Donc, c’est plutôt l’inverse. Jamais, à aucun moment, je me suis dit « on va prendre les enfants pour des idiots ». Je voulais essayer de faire appel à leur intelligence et à leur sens critique, et dire des choses assez dures, mais toujours avec de l’humour, de la distance, et cette cohésion du groupe qui tient malgré tout. Cette bande, elle fonctionne envers et contre tout. C’est ça qui leur permet de lutter contre un univers qui est tellement difficile, tellement « survival ».
Oui, parce que ce n’est pas facile de trouver un équilibre entre une horreur à la Lovecraft et un aspect plus familial…
Stéphane Betbeder : Oui, c’est un équilibre difficile à trouver, mais il y a eu beaucoup d’échanges et beaucoup de réécriture. Et puis surtout, au bout d’un moment, quand les personnages existent sous le trait de Djief, ben, on ne peut pas leur faire faire des choses qu’ils ne sont pas capables de faire. Par exemple, pour répondre à ta question précédente, on a « dealé » un truc avec Dupuis, c’est que jamais, je ne tuerai aucun personnage. Voilà. Et moi, je trouve ça pas mal comme défi. Je ne tue personne.
En même temps, il y a six personnages principaux. Ce n’est pas non plus évident de leur accorder chacun la même attention à travers le récit…
Stéphane Betbeder : C’est vrai que c’est un peu difficile… Je n’écrirai plus d’histoire comme ça (rires)! C’est hyper difficile à gérer pour que cet esprit un peu chorale, où chacun a son petit solo, puisse fonctionner. C’est vraiment un équilibre ultra difficile. On a pu me dire dans le tome deux par exemple, ben Vanille, on ne la voit pas assez, ou elle n’est pas assez présente, ou inversement, un personnage, on le voit trop. Donc, j’essaie que chacun ait sa petite partition et puis, vu qu’ils ont des caractères bien trempés et bien posés d’entrée de jeu, je le laisse parler. Ils trouvent leurs répliques tout seuls en fait.
Sur cette série, tu travailles avec un illustrateur québécois, Djief. Comment s’est faite votre rencontre?
Stéphane Betbeder : Notre rencontre, c’était par Glénat… J’avais vendu un scénario, enfin, il était accepté chez Glénat, et je n’avais pas de dessinateur. Mon éditeur m’a proposé plusieurs noms, on a fait une espèce d’échange là-dessus, et on est arrivé à sortir le même nom, celui de Djief. Tout simplement. Il y a des miracles évidemment, mais je pense qu’une collaboration entre un dessinateur et un scénariste, c’est quelque chose qui se fait au long cours, pour qu’il n’y ait pas de faux semblant, qu’on connaisse les limites de chacun, ou les forces de chacun. Et puis maintenant, on se connaît bien, on s’entend bien. On s’est tourné autour lors de Liaisons Dangereuses, mais là, je pense qu’on s’est trouvés sur Créatures. En tout cas, on s’amuse bien tous les deux, et je trouve qu’on se tire chacun vers le haut. Et ça, c’est pas mal.
Est-ce qu’il y a des difficultés à collaborer à distance?
Stéphane Betbeder : Non. À part les décalages horaires pour les coups de fil (rires), c’est très simple. Heureusement qu’il y a Skype, qu’on peut s’envoyer des messages. Et puis Djief vient à peu près une fois par an, enfin, sauf le petit break de deux ans à cause de la COVID, mais il vient une fois par an en France, on arrive toujours à se voir au moins une fois par an. Donc, non, pour la collaboration, c’est très simple. Et c’est peut-être même mieux de travailler comme ça, à distance, parce qu’on reste concentrés sur les pages. C’est-à-dire qu’il m’envoie les pages à la fin de sa journée, ça tombe vers 23h00-minuit, au moment où moi, ben je ne suis pas branché. Je les vois le matin, l’esprit clair, et j’ai le temps d’y réfléchir avant de pouvoir lui parler, quand lui arrive à 17h00… Non, au contraire, c’est pas mal, ça laisse le temps de la réflexion, de bien mûrir les choses, et de bien mûrir notre collaboration. C’est surtout un avantage.
L’univers de Créatures est très dense, il y a encore beaucoup de mystères à éclaircir… Combien de tomes sont prévus à la série?
Stéphane Betbeder : Cinq tomes. Et je sais comment ça finit. Est-ce que je sais comment y aller? À peu près.
Vous cultivez ce qu’on appelle en anglais l’art du « cliffhanger ». Chaque album se termine sur un événement qui nous laisse en attente du prochain…
Stéphane Betbeder : Alors, c’est rigolo comment tu parles de ça, parce que, sur le « cliffhanger » du dernier tome, on a fait énormément de versions avant de se convaincre, et on en a trouvé un qui, je ne serais pas allé vers celui-là en fait, mais j’en suis très satisfait. On fait vraiment attention à comment on finit l’album. Vraiment. C’est quelque chose qui nous demande beaucoup d’exigences. Et le « cliffhanger » du tome trois, il est assez particulier, et j’en suis finalement assez content.
Créatures – Tome 1 : La ville qui ne dort jamais, de Stéphane Betbeder et Djief. Publié aux éditions Dupuis, 72 pages.
Créatures – Tome 2 : La grande nuit, de Stéphane Betbeder et Djief. Publié aux éditions Dupuis, 72 pages.