De l’aveu même de l’auteur, si son séjour d’un mois à Cracovie en novembre 2019 lors d’une résidence d’écriture avait été agréable, il n’aurait jamais pensé en faire un livre, et sans se réjouir du malheur d’autrui, on est bien content que les choses se soient passées ainsi, sans quoi, on n’aurait pas eu le plaisir de lire la bande dessinée Le Starzec.
Écrire demande un souffle et une endurance qui peuvent s’émousser en vieillissant, sans compter qu’avec l’âge, les responsabilités viennent diminuer le temps disponible pour abattre tout ce travail, et âgé de 49 ans, Philippe Girard se demande s’il a finalement atteint son obsolescence.
Considérant que le dépaysement est idéal pour stimuler la créativité, il postule pour une résidence d’écriture d’un mois à Cracovie, où il doit loger dans l’appartement d’une poétesse ayant remporté le Nobel de littérature en 1996 et décédée en 2012. Puisqu’il est le premier auteur québécois là-bas, il se sent comme un ambassadeur littéraire et remplit ses bagages de sirop d’érable et de livres d’ici pour les offrir en cadeau, mais malheureusement, les choses ne se passent pas comme prévu. Sur place, il pleut tout le temps, ses rencontres ne cessent d’être reportées, et comme il ne connaît personne ni la langue, il se sent rapidement seul, abandonné, et déprimé. Le bédéiste errera donc à travers la Pologne, avec pour seule compagnie les fantômes de Leonard Cohen et de l’écrivaine Wisława Szymborska.
On pourrait penser qu’un carnet de voyage dans lequel l’auteur se met lui-même en scène représente peu d’intérêt pour le grand public, mais ce serait mal connaître Philippe Girard, et son talent pour aborder des sujets philosophiques et universels à travers son expérience personnelle. Au-delà d’un cours d’Histoire accéléré sur la Pologne natale du pape Jean-Paul II, un pays blessé par des siècles d’agressions où la religion occupe toujours une place importante, Le Starzec (qui veut dire « vieux » en polonais) parle surtout d’âgisme, du besoin vital de connecter avec d’autres humains, de dépaysement (qui n’est pas uniquement une expérience positive), et même de la guerre. Girard maîtrise l’art des belles formules, dont il truffe sa bande dessinée, avec des phrases magnifiques comme « Les livres sont pareils aux voyages : on sait qui on est quand on les commence, mais on ignore qui on sera après ». Sans trop dévoiler de l’intrigue, le récit se termine sur une ironie du sort à laquelle personne ne restera insensible.
Avec ses personnages dotés de points en guise d’yeux et d’une simple ligne pour la bouche, le style visuel de Philippe Girard peut paraître naïf de prime abord, mais derrière cette simplicité se cache une redoutable efficacité, à travers laquelle l’illustrateur parvient à capturer l’essence même d’une scène à l’aide de seulement quelques lignes. Ses dessins nous transportent directement au marché central de Cracovie, ou dans les rues centenaires de la cité. Il esquisse fidèlement le château de Wawel, ou l’étonnante église souterraine érigée au fond de la mine de sel de Wieliczka. Faisant preuve de dérision, lors de son passage à Varsovie, il s’exclame devant un bâtiment impressionnant qu’il « ne voudrait pas avoir à le dessiner », tout en le reproduisant en détail sur la page. Le Starzec est imprimé en noir et blanc et n’utilise que le rouge pour sa coloration, sauf lors de sa visite à Auschwitz, où ses planches sont entièrement grises, ce qui est tout à fait approprié pour transmettre l’atmosphère de ce lieu chargé émotivement.
Qui aurait pu se douter qu’un voyage aussi désastreux puisse produire une bande dessinée aussi réussie? C’est pourtant le cas de l’album Le Starzec, dans lequel Philippe Girard livre un regard unique et très personnel sur la Pologne.
Le Starzec, un mois à Cracovie, de Philippe Girard. Publié aux éditions Nouvelle Adresse, 128 pages.