Utilisant la rencontre entre un peintre québécois fictif et le populaire chanteur Johnny Cash, la bande dessinée Jukebox Motel de Tom Graffin et Marie Duvoisin explore la contreculture américaine des années 1960, ainsi que les mythes persistants autour de la vie d’artiste.
Né à Grondines au Québec en 1941, Thomas James Shaper est le fils du premier producteur de fraises de la province. À l’âge de 24 ans, il refuse de reprendre les rênes de l’entreprise familiale et, au grand dam de son père, part à New York pour faire les Beaux-Arts. Une fois ses cours terminés, il crée son propre style, le « stick painting », mélange de collages et de peinture, mais la reconnaissance se fait attendre. En août 1967, persuadé qu’il est nul, il s’apprête à abandonner ce métier pour de bon lorsque, dans un accès de rage, il fout en l’air son atelier, lançant ses pots de peinture un peu partout. Dans son acte de destruction, il donne naissance à une toile inattendue, qui attire l’œil d’Andy Warhol. Rebaptisé Robert Fury, le peintre reçoit alors une grosse avance pour créer dix autres tableaux dans la même veine.
Déstabilisé par cette richesse soudaine, Thomas Shaper quitte alors la Grosse Pomme en direction de la Californie. Dès son arrivée, alors qu’il boit quelques verres au comptoir d’un bar, il fait la rencontre fortuite de… Johnny Cash! Au fil des conversations, le chanteur, lassé de la popularité et des producteurs lui demandant de répéter inlassablement la même formule, le charge de lui trouver un lieu calme et tranquille, loin de « tout ce cirque », qui serait propice au ressourcement et à la création. Sillonnant la région, le peintre finit par trouver une petite maison ne payant pas de mine dans la ville de Tustin. Une grange, surnommée le Jukebox Motel se trouve également sur la propriété. Les deux artistes y poseront leurs pénates, et tenteront de trouver l’inspiration, loin du chaos du monde.

Adapté du roman éponyme de Tom Graffin, Jukebox Motel mélange personnages réels et fictifs afin de mieux nous replonger dans la contreculture américaine des années 1960. S’articulant autour d’un légendaire refuge de stars censé avoir existé à cette époque, la bande dessinée explore le mythe de l’artiste qui ne parvient à créer qu’à travers l’autodestruction. En effet, le peintre Thomas Shaper n’utilise jamais de masque lorsqu’il utilise des produits nocifs dans son atelier, ce qui provoque des hallucinations chez lui, et met sa santé en péril. Le récit aborde également le principe selon lequel un artiste underground cesse d’avoir de la valeur lorsque ses œuvres rencontrent du succès et lui rapportent de l’argent, et la façon dont la popularité peut rapidement devenir un frein à la création, ce qui s’illustre à travers la figure de Johnny Cash.
Les « sixties » n’ont pas seulement modifié en profondeur le paysage culturel des États-Unis, mais ont aussi apporté de grands bouleversements sociaux, ce qui est reflété dans Jukebox Motel. Refusant de reproduire les comportements de leurs parents, les jeunes de l’époque ont cherché, à l’ombre de la révolution sexuelle, à redéfinir les relations amoureuses, et dans la bande dessinée, la copine de Thomas Shaper, une parolière et musicienne nommée Joan Grant, invente un nouveau mot, « Indamour », pour décrire une relation de couple ouverte qui saurait préserver l’indépendance des deux amants. Bien que noble, ce concept idéaliste s’avère beaucoup plus difficile à appliquer dans la pratique, et lorsqu’elle tombe enceinte et qu’elle décide d’élever l’enfant seule, sa décision dévastera son partenaire.

Que ce soit sa reconstitution du New York des années 1960, ses paysages ensoleillés de la Californie, ses scènes hivernales au Québec, où le fouillis d’un atelier d’artiste ou s’entassent pêle-mêle tubes de gouache, mortier à pigments, contenants de térébenthine et bouteilles d’alcool à demi vides, les décors créés par Marie Duvoisin sont foisonnants et réalistes. Ses personnages arborent cependant un côté un peu naïf, avec leurs grands yeux démesurés proches du manga. Si son Andy Warhol est plutôt réussi dans la bande dessinée, son Johnny Cash est moyennement ressemblant (bien qu’il soit systématiquement vêtu de noir), et on ne le reconnaîtrait guère s’il ne se nommait pas au préalable. Bien que les illustrations de l’artiste soient professionnelles et colorées, l’album aurait tout de même profité d’un style visuel un peu plus mature, étant donné son propos.
Tous les amateurs québécois de Johnny Cash aimeraient que cette histoire soit véridique et qu’un peintre de la province ait eu une telle influence sur le chanteur, mais bien qu’il prenne certaines libertés avec la vérité, Jukebox Motel fait tout de même rêver, en nous entraînant dans un road trip existentiel.
Jukebox Motel Tome 1, la mauvaise fortune de Thomas Shaper, de Tom Graffin et Marie Duvoisin. Publié aux éditions Grand Angle, 56 pages.