Après une campagne terne qui a soigneusement évité d’aborder des enjeux trop significatifs, l’élection de lundi dernier a produit une nouvelle Chambre des communes qui ressemble à s’y méprendre à l’ancienne. Ni la répartition des sièges ni celle des voix exprimées ne divergent des résultats de 2019 d’une façon que la statistique considérerait comme significative. Voici pourquoi ce statu quo pourrait donner naissance à un gouvernement minoritaire d’une durée anormalement longue, tout en causant des maux de tête à chaque chef(fe) pour des raisons différentes.
Taux de participation anémique. Files d’attente interminables dans certaines circonscriptions de Montréal et de Toronto. Bureaux de vote fermés à la dernière minute en territoire autochtone, faute de personnel. Décidément, cette élection dont personne ne voulait ne passera pas à l’histoire, du moins pas pour des raisons positives. Qu’est-ce qui nous attend, maintenant?
Justin Trudeau: une demi-victoire encombrante
Le premier ministre sortant n’a pas gagné son pari. Il ne l’a pas perdu non plus. Le résultat de lundi constitue, en quelque sorte, un « push » où tout le monde reprend sa mise… Pendant que l’électorat-croupier ferme la table et prévient les parieurs qu’ils feraient mieux de ne pas y revenir de sitôt.
Parlement minoritaire, donc, mais il faudra bien gouverner le pays quand même. Avec près de 160 députés, le Parti libéral n’a besoin que de l’appui ponctuel d’un seul des trois principaux partis d’opposition pour faire adopter ses projets de loi. Cette dynamique pas trop inconfortable, à laquelle les libéraux sont maintenant habitués, s’accompagne cependant d’une obligation de performance accrue, cette fois-ci. Pas question de reculer sur les engagements des derniers mois au sujet des services de garde, de la réduction des émissions de gaz à effet de serre ou de l’accessibilité du logement, puisque le NPD et/ou le Bloc québécois auront tendance à appuyer sur l’accélérateur plutôt que sur le frein. Pour un leader qui aime avoir les coudées franches et qui n’a pas toujours rempli ses promesses (voir: réforme du système électoral), cette quasi-obligation de rendre des comptes pourrait être encombrante.
L’opposition conservera aussi la majorité aux comités de la Chambre, ce qui soumettra le gouvernement à un degré de surveillance que Justin Trudeau et ses troupes ont eu bien du mal à tolérer au cours des deux dernières années. Ils devront s’y faire : le prétexte cousu de fil blanc du Parlement dysfonctionnel, invoqué pour justifier le déclenchement d’une élection en pleine quatrième vague pandémique, ne passera pas deux fois.
Erin O’Toole: par ici la sortie?
Pauvre Erin O’Toole, chef d’un parti ingouvernable.
Tout le monde le sait : pour gagner, les conservateurs doivent migrer vers le centre. Mais pour chaque siège gagné par un néoprogressiste conservateur au Canada atlantique ou au Québec, la grogne augmente chez les militants purs et durs antiavortement, proarmes et climatonégationnistes. Pendant la campagne, Erin O’Toole a bien tenté de ménager la chèvre et le chou à coups de louvoiements sur ces sujets chauds, mais sans obtenir le résultat escompté, ni à droite ni au centre. Des députés de l’ouest du pays, qui constatent avec nervosité l’effritement de leur soutien en direction du Parti populaire, ont déjà lancé la fronde contre leur chef. Parviendra-t-il à s’accrocher? L’argument le plus convaincant pour éviter une autre course à la direction, c’est l’élection d’un Parlement minoritaire qui pourrait entraîner la chute du gouvernement à n’importe quel moment. Mais qui oserait provoquer une nouvelle élection en 2022, au risque d’attiser encore plus la colère d’un électorat qui est passé bien près de montrer la porte de sortie à Justin Trudeau pour cette raison?
Tout compte fait, dans la conjoncture actuelle, il est bien possible que les espoirs des conservateurs “plafonnent” à 34% des votes. Un problème insoluble… qui ne sera peut-être plus celui d’Erin O’Toole pour très longtemps.
Jagmeet Singh: un succès d’estime qui rapporte peu
Tous les sondages le répètent: le chef néodémocrate est le plus apprécié, celui qui est vu le plus positivement, etc. Et pourtant, les résultats ne suivent pas.
Pas de chance: Jagmeet Singh est passé bien près de diriger un caucus de 30 députés, mais cinq circonscriptions ont basculé en fin de soirée. Les circonstances n’ont certainement pas aidé. Le NPD est le parti le plus populaire auprès des jeunes, mais la fermeture des bureaux de vote sur les campus et la pandémie a sans doute nui aux efforts des néo-démocrates pour convaincre ce public notoirement réfractaire de se rendre aux urnes. Ce sera pour la prochaine fois. Peut-être.
D’ici là, les néo-démocrates devront se consoler en poussant le gouvernement Trudeau à respecter ses engagements sociaux. Mais ils ne sont pas les seuls à détenir la balance du pouvoir, alors leur influence pourrait être limitée.
Yves-François Blanchet: du sur-place
Parlant de partis qui détiennent la balance du pouvoir: le Bloc québécois est sans doute mieux placé sur papier qu’en réalité. Quelles sont les chances, en effet, que le Bloc puisse convaincre Justin Trudeau d’implanter une politique avec laquelle à la fois les conservateurs et le NPD seraient en désaccord?
Dans la conjoncture actuelle, le rôle du Bloc à Ottawa consiste surtout à empêcher la formation de gouvernements majoritaires. Ce qui n’est pas rien, on en convient. Mais entre les élections, son rôle est modeste. Et avec un Parti québécois à 9% dans les intentions de vote et à risque d’être rayé de la carte en 2022, on peut se questionner sur l’avenir du Bloc à long terme. Quoique même Lucien Bouchard pensait que le parti qu’il a fondé ne durerait que le temps d’un seul mandat, alors qui sait?
Annamie Paul: elle n’aura fait que passer
Annamie Paul a été écrasée dans sa circonscription de Toronto-Centre, où elle a terminé quatrième avec à peine 8,5% des voix exprimées. Va-t-elle tenter de s’accrocher quand même? Difficile à croire. S’entêter à se présenter (pour la troisième fois) dans une circonscription acquise d’avance aux libéraux démontre un manque d’instinct politique qui ne pardonne pas. Surtout pour une cheffe qui était déjà à couteaux tirés avec l’exécutif de son parti depuis des mois. On serait à peine surpris d’apprendre qu’Annamie Paul a trouvé une tête de cheval sculptée dans le tofu dans son lit, lundi soir.
Les verts peuvent toujours se consoler avec une victoire-surprise à Kitchener et avec la réélection d’Elizabeth May. Mais ont-ils encore un avenir, maintenant que l’environnement est au coeur des préoccupations de la plupart des autres partis?
Rendez-vous en 2024
Justin Trudeau espérait obtenir une majorité pour avoir les coudées franches. Il ne l’a pas eue.
Pourtant, les circonstances étaient favorables : un gouvernement relativement populaire, une campagne de vaccination qui fait l’envie du monde entier, une opposition officielle dirigée par un chef peu connu, tout semblait indiquer que les libéraux vogueraient vers une victoire facile. Mais on avait sous-estimé la colère qui envahirait l’électorat à l’idée d’une élection déclenchée pour des raisons cyniques, en pleine pandémie. La part des libéraux dans les intentions de vote s’est effondrée du jour au lendemain. L’urne est devenue la question de l’urne. Il a fallu toute la campagne pour que Justin Trudeau réussisse (de justesse) à réparer les dégâts.
On ne l’y reprendra pas. Le caucus libéral ne le suivrait pas dans une autre aventure du genre.
Ceci dit, si nous n’avions pas eu d’élection cette semaine, il n’aurait pas été impossible que le gouvernement soit battu en Chambre au printemps prochain, lors du dépôt de son budget. Surtout si la pandémie était enfin jugulée. Ce genre de dénouement est dorénavant hors de question, lui aussi. Les libéraux ont au moins acheté du temps.
Combien de temps? Sûrement au moins deux ans, probablement trois. Personne ne voudra risquer la quasi-catastrophe à laquelle Justin Trudeau vient de s’exposer. Le programme libéral est suffisamment progressiste pour que le NPD le soutienne… si les libéraux l’implantent vraiment. Et les conservateurs ont bien des questions à se poser avant d’être prêts à retourner devant l’électorat.
Rendez-vous en 2024, donc. Reste à voir si Justin Trudeau sera encore sur les rangs. Il y a bien longtemps que personne n’a obtenu quatre mandats à la tête du pays. Le dernier était un certain… Pierre Elliott Trudeau.