Dans la foulée de la série télévisée produite par Netflix, les éditions Urban Comics viennent de rééditer les trois volumes de Sweet Tooth, offrant l’occasion parfaite pour découvrir (ou redécouvrir) la bande dessinée culte de Jeff Lemire.
Grâce à sa vision vraiment unique et son sens de l’originalité, le scénariste et dessinateur canadien Jeff Lemire s’est taillé une place de choix dans le monde de la bande dessinée, avec des titres comme Essex County, qui l’a fait connaître, The Nobody, sa version très personnelle de l’histoire de L’Homme invisible, ou plus récemment la magistrale série Black Hammer, un hommage aux superhéros de son enfance qui parvient à donner un nouveau souffle à un genre pourtant surexploité, mais plus d’une décennie après sa parution originale, Sweet Tooth demeure encore son roman graphique le plus abouti, et ce chef-d’œuvre figure, avec raison, dans le Top 10 personnel de bon nombre d’amateurs de bandes dessinées.
Dépeignant un univers post-apocalyptique, Sweet Tooth prend place dix ans après qu’un mystérieux virus, le H5-G9, aie décimé la quasi-totalité de la population. Depuis l’avènement de cette pandémie, tous les nouveau-nés venus au monde sont des « hybrides », une nouvelle espèce mi-homme, mi-animale, un signe indéniable de l’extinction éminente de l’humanité. Sans moyens de communication, sans gouvernement, sans armée ou police, la civilisation telle qu’on la connaît s’est complètement effondrée. Seuls subsistent les milices, dont les membres enlèvent les femmes enceintes et séquestrent et torturent les enfants hybrides dans l’espoir de trouver l’origine, et une solution, au fléau affectant la planète.
Gus, un garçon mi-humain mi-cerf dont la tête s’orne de bois, vit dans le parc national de Long Pines dans l’État du Nebraska. Son père l’a bien mis en garde contre les dangers du monde extérieur et lui a formellement interdit de quitter leur refuge, mais suite à la mort de ce dernier, les choses se compliquent. Sauvé des griffes de chasseurs qui tentaient de le capturer par Tommy Jepperd, un ancien joueur de hockey aux cheveux blancs, Gus décide de suivre le dur à cuire et de s’aventurer en dehors de la forêt qui l’a si bien protégé jusqu’à maintenant. De terribles périls attendent l’enfant et le vieil homme, et au fil des épreuves surmontées ensemble, un lien indéfectible se tissera entre ces deux voyageurs de la fin du monde.
La série télévisée produite par Netflix comporte évidemment son lot de différences avec la bande dessinée. Certaines sont cosmétiques. Afin de mieux refléter la diversité culturelle par exemple, le personnage de Tommy Jepperd n’est plus un ex-hockeyeur des Wildcats du Minnesota, mais un ancien joueur de football, interprété par l’acteur noir Nonso Anozie. Avec ses bois et ses oreilles de cerf, le jeune Christian Convery livre un Gus vraiment adorable. Presque trop. La beauté constitue un mécanisme de défense, sur lequel Lemire ne misait pas autant. Sans être laid, le Gus original ne fait pas fondre les cœurs seulement à le regarder, et sa quête pour retrouver sa mère n’est pas aussi importante dans les comics.
D’autres modifications sont plus profondes par contre, et changent la nature même du récit. Sweet Tooth a été publié par Vertigo, la branche adulte de DC Comics, mais la série télévisée en fait une version très familiale. Le monde post-apocalyptique est largement atténué et bien moins étrange ici. Les personnes contaminées par le virus ne se couvrent pas de pustules et ne perdent pas leurs cheveux. Seul leur petit doigt tremble, et ils sont affectés par la fièvre et des sueurs. Dans l’ensemble, l’adaptation pour le petit écran est beaucoup moins glauque et violente, et par conséquent, elle ne réussit pas à émouvoir autant que la bande dessinée. Puisque la dimension religieuse, qui s’incarnait à travers le père de Gus, est complètement disparue, on ne retrouve plus la dualité entre la science et la religion, qui était pourtant un thème central de l’œuvre originale, alors que ce road trip avait pour point de départ et d’arrivée deux visions bien différentes de l’Éden biblique.
Comme il travaille la plupart du temps sur plusieurs projets en même temps, Jeff Lemire n’illustre pas toujours ses propres histoires, et c’est dommage, puisqu’il possède une signature graphique très personnelle, qui ne vise pas le réalisme, mais réinterprète le monde à sa façon. On retrouve une certaine fragilité dans ses dessins, et un côté artisanal, dans le bon sens du terme. Il appuie les rides, les cernes et les lignes du visage avec un trait touffu au feutre, et isole souvent les regards dans une case, surtout les yeux de Gus, émerveillé en permanence par le monde qui l’entoure, ou remplis de larmes. Ses variétés d’hybrides sont très imaginatives, tout comme ses compositions graphiques. Il crée un amas de cases qui s’effritent, tombent et diminuent graduellement de taille pour illustrer la perte de conscience d’un personnage, ou emprunte un style visuel plus naïf lors des souvenirs évoqués par les enfants.
Le premier volume de Sweet Tooth pose les bases de cet univers, alors que Gus rencontre Jepperd et quitte les bois, avant d’être fait prisonnier par la milice d’Abbot. Tout déboule et s’emballe dans le deuxième opus. Pris de remords d’avoir trahi son jeune compagnon, Jepperd vole à la rescousse de Gus et des autres enfants hybrides. Le groupe s’en va ensuite vers un laboratoire de l’Alaska, où le virus aurait été créé. Le troisième et dernier tome fait un détour dans le passé jusqu’en 1911, alors qu’un naturaliste, le docteur James Thacker, part dans le Grand Nord à la recherche du futur mari de sa sœur, dans un récit illustré par Matt Kindt qui explique les origines des hybrides. On y retrouve évidemment la conclusion, absolument parfaite, de cette saga se déclinant en quarante numéros.
Les huit épisodes de l’émission produite par Netflix couvrent à peu près la moitié du premier livre de Sweet Tooth, repiquant certains éléments du dernier volume. À ce rythme, il leur faudra au moins trois ou quatre saisons pour se rendre jusqu’à la fin. Profitant du momentum, les trois volumes de l’édition française viennent tout juste d’être réédités par Urban Comics. Il s’agit de l’équivalent de la version Deluxe en anglais, avec un format un peu plus grand que celui d’un comic book traditionnel, et des couvertures cartonnées. On compte en plus des galeries de couvertures et des carnets de croquis, et le troisième tome se termine sur une entrevue très instructive de Jeff Lemire menée par Damon Lindelof, le génial créateur de The Leftovers et de la série Watchmen diffusée par HBO.
Malgré ses qualités indéniables, la série télévisée produite par Netflix n’est jamais aussi puissante et bouleversante que le Sweet Tooth original de Jeff Lemire. Espérons qu’elle donnera au moins envie aux gens de découvrir la bande dessinée, qui compte parmi les plus grands classiques du neuvième art.
Sweet Tooth : Volume 1, par Jeff Lemire. Publié aux éditions Urban Comics, 296 pages.
Sweet Tooth : Volume 2, par Jeff Lemire. Publié aux éditions Urban Comics, 336 pages.
Sweet Tooth : Volume 3, par Jeff Lemire. Publié aux éditions Urban Comics, 384 pages.