Sous le couvert d’un simple thriller journalistique, la bande dessinée Contrapaso de Teresa Valero propose un véritable voyage temporel dans l’Espagne du dictateur Francisco Franco.
Madrid, 1956. Emilio Sanz, un vétéran désabusé, s’occupe des faits divers pour le journal La Capitale depuis près de dix-huit ans. Tout au long de sa carrière, il a suivi les traces d’un assassin s’en prenant exclusivement aux femmes, mais comme le régime franquiste considère qu’il n’existe pas de tueurs en série en Espagne et que la presse est contrôlée par l’État, il n’a jamais pu écrire un seul article à propos de ses soupçons.
Quand le corps de Rosa Saura est retrouvé sur la berge, le journaliste doute qu’il s’agisse du meurtrier qu’il traque depuis tout ce temps puisque, contrairement aux autres victimes, la dépouille n’est pas placée dans une posture théâtrale, mais il décide tout de même de mener enquête.
Il se verra cependant forcé de faire équipe avec Léon Lenoir, un jeune idéaliste que son rédacteur en chef vient d’embaucher, ce qui compliquera encore plus la quête de vérité de Sanz.
Ce premier tome de Contrapaso s’attarde tout d’abord aux difficultés rencontrées par les reporters pour exercer leur métier lorsque la presse est muselée par l’État, et met en scène les quatre vertus désignées par Camus pour permettre aux journalistes de rester libres même en dictature, soit la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination.
S’apercevant que l’histoire sur laquelle ils enquêtent n’a absolument aucune chance d’être publiée par le journal pour lequel ils travaillent parce qu’elle implique des médecins franquistes appréciés du régime, le jeune Léon Lenoir demande à son confrère pourquoi ils se donnent tant de mal pour découvrir la vérité, et ce dernier, sur un ton très cynique, lui répondra « Pour rien. Habitue-toi à cette idée ».
La plupart d’entre nous n’avons heureusement aucune idée de ce à quoi peut ressembler la vie dans une dictature, mais Contrapaso permet de découvrir le quotidien sous le régime fasciste de Franco.
Eugénisme, brutalité policière, persécution des personnes soupçonnées d’avoir des affinités avec le socialisme, cette période de l’Espagne était vraiment sombre, et la situation était encore pire pour les femmes, alors que certaines se voyaient emprisonnées pour le simple crime d’avoir porté un pantalon et d’autres, dont le comportement était considéré comme « déviant », étaient carrément lobotomisées.
Les personnages sont fictifs, mais inspirés de véritables figures historiques. Celui de Charo est calqué sur María Jesús Buitrago, l’une des premières femmes légistes du pays, et les déclarations odieuses du médecin Vallejo établissant un lien direct entre marxisme et déficience mentale ont été empruntées textuellement au docteur Antonio Vallejo-Nájera.
Les dessins de Teresa Valero dans Contrapaso sont à la fois délicats et fouillés, et l’illustratrice a mis beaucoup d’efforts pour se documenter et recréer le Madrid de la fin des années 1950, avec ses tramways, ses réclames de Cinzano, ou la prison de Malaga. Elle a par exemple mis près de deux ans seulement pour trouver une photo du célèbre café Fuyma, où travaillait son père, afin de reproduire fidèlement l’endroit.
Ses personnages n’évoluent pas dans des décors statiques, mais bien des environnements remplis de vie, de la foule animée des bistros et des bars jusqu’aux rues enneigées, où l’on discerne des enfants se lançant des balles de neige. Ses dessins sont, la plupart du temps, très beaux et empreints de nostalgie, mais elle n’hésite pas à montrer les horreurs quand il le faut, des cadavres sur les scènes de crime en passant par les émeutes étudiantes, réprimées dans le sang par la police.
Se présentant à la fois comme un polar, une chronique historique sur l’Espagne de Franco, et un vibrant hommage à la quête de vérité qui anime les journalistes, Contrapaso hante le lecteur longtemps après avoir refermé l’album, signe d’une œuvre puissante et inoubliable, et avec une telle entrée en matière, on est curieux de connaître quelles péripéties attendent les deux journalistes dans le prochain tome.
Contrapaso, tome 1 : Les enfants des autres, de Teresa Valero. Publié aux éditions Dupuis, 152 pages.