Peut-on souhaiter faire taire une voix discordante quand on se définit soi-même comme une voix discordante? C’est la question que pose l’étrange poursuite judiciaire qui vise une des critiques de Didier Raoult — et qui vise en même temps un site qui symbolise depuis quelques années la partie la plus rigoureuse et la plus étayée des voix discordantes en science.
Le 29 avril, l’avocat représentant Didier Raoult et son collègue de l’Institut hospitalo-universitaire en maladies infectieuses de Marseille, Eric Chabrière, déposait une plainte pour « harcèlement » contre la microbiologiste américaine Elisabeth Bik. Celle qui s’est construit ces dernières années une réputation de chien de garde de l’intégrité scientifique, a été depuis mars 2020 l’une des critiques les plus tenaces des recherches approximatives de Raoult sur l’hydroxychloroquine — et de plusieurs autres recherches pré-pandémie.
Mais est également visé dans cette poursuite, un chercheur français: Boris Barbour, du CNRS, à titre de coresponsable du site américain PubPeer.
Né en 2012, PubPeer s’est rapidement imposé comme une plateforme très courue pour ce que d’aucuns appellent la révision par les pairs post-publication: c’est-à-dire la possibilité de commenter anonymement des études déjà parues et, le cas échéant, de pointer leurs lacunes. Si une bonne partie des commentaires sont d’apparence mineure — une photo mal identifiée, un tableau auquel il manque une colonne— d’autres ont conduit à de véritables enquêtes pour soupçons d’inconduite scientifique et ce, jusqu’au sein même du prestigieux CNRS français: contre le biologiste Olivier Voinnet en 2014, puis à nouveau en 2016, contre la biologiste Catherine Jessus en 2017, puis quelques semaines plus tard, contre la présidente par interim du CRNS, Anne Peyroche.
C’est peut-être ce qui explique qu’il ait fallu, cette année, plus d’un mois au CNRS pour réagir à la poursuite qui cible son chercheur Boris Barbour (la création et la gestion de PubPeer sont indépendantes de son travail au CNRS). Dans un communiqué publié le 7 juin, on peut lire que « le CNRS a toujours émis les plus grandes réserves sur le fait que PubPeer puisse publier des critiques anonymes sur des articles scientifiques ». Mais du même souffle:
Le CNRS ne peut se résoudre à la judiciarisation de la critique et de la controverse scientifique, indispensables lorsqu’elles sont constructives et argumentées. Elles sont, et doivent rester, un des principes fondamentaux de la recherche. Elles sont indispensables à l’avancée des connaissances.
Avec le titre de son communiqué, « un prétoire n’est pas un laboratoire », le CNRS se retrouve donc à l’unisson avec Elisabeth Bik, elle qui, en déplorant à la fin-mai que Raoult n’ait jamais répondu aux critiques sur ses recherches, ajoutait: « la science devrait être discutée dans l’arène scientifique, pas dans l’arène légale ».
Rappelons que la révision par les pairs « traditionnelle » repose elle aussi en partie sur l’anonymat: ceux qui révisent une recherche avant publication et déterminent si celle-ci sera ou non publiée, sont généralement connus uniquement de l’éditeur de la revue, et non des auteurs de la recherche.
À l’inverse, les critiques d’Elisabeth Bik ont, elles, été faites à visage découvert — ce qui lui vaut d’ailleurs des attaques personnelles de la part des partisans de Raoult. De plus, PubPeer a une politique qui le distingue des Facebook et autres plateformes populaires: il y a une modération, qui oblige ceux qui critiquent à apporter des arguments qui soient vérifiables scientifiquement.
Incidemment, PubPeer n’est pas avant tout un lieu de dénonciations: c’est un forum scientifique spécialisé, où se retrouvent des discussions souvent pointues, sur telle et telle recherche.
PubPeer, qui n’a pas commenté la menace de poursuites, a néanmoins twitté, notamment cette semaine: « l’intimidation en ligne et les menaces légales contre [Elisabeth Bik] sont des exemples de ce pourquoi PubPeer offre la protection de l’anonymat ».
Dès 2018, plusieurs scientifiques français déclaraient dans un reportage du Monde que PubPeer était « un mal nécessaire, qui permet à des lanceurs d’alerte de signaler des problèmes en se protégeant ». « Je n’aime pas PubPeer, déclarait Olivier Voinnet, un de ceux qui en avaient été la cible, « mais ce système de post-relecture a aidé à assainir la littérature scientifique ».
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Quand une lanceuse d’alerte est poursuivie par celui qu’elle critique