Pas besoin d’être un amateur des théories de complot pour apprécier Le Tatoueur, une bande dessinée à la paranoïa aigüe dans laquelle une confrérie secrète de chauffeurs de taxi décide de renverser l’ordre établi.
Ayant fui la Hongrie pour une raison inconnue, Zoli, un maître du tatouage dont la renommée lui permet de gagner sa vie « dans toutes les langues et dans toutes les monnaies », se cache à Paris depuis un an. L’homme redouble de précautions pour rester sous le radar, ne se faisant jamais reconduire directement chez lui et empruntant un chemin différent chaque soir dans le but de semer une éventuelle filature, mais malgré tous ses efforts, il est abordé un beau jour par Laszlo, un taximan d’origine hongroise. Ce dernier lui confie que les gens exerçant sa profession connaissent tous les secrets de leurs clients, et que le temps est venu d’utiliser ces informations pour éliminer ceux qui mentent au peuple, l’exploitent et le trahissent. Il sollicite alors l’aide de Zoli pour une mission révolutionnaire, et bien que le tatoueur n’a guère envie d’être mêlé à ce sombre complot, la mystérieuse fraternité des chauffeurs de taxi possède plusieurs moyens de le convaincre.
Les artistes du tatouage, dont la peau des autres constitue le canevas, et les chauffeurs de taxi, à qui l’on prête généralement peu d’attention, mais qui savent où leurs passagers mangent et habitent ainsi que leurs rendez-vous louches ou leurs relations secrètes, ont en commun de connaître l’intimité de leurs clients, et la bande dessinée Le Tatoueur situe son intrigue à la croisée de ces deux univers assez peu connus. La grande majorité du temps, les albums de quarante-huit pages se contentent de mettre l’eau à la bouche du lecteur et de préparer la table pour un deuxième tome, mais ici, le scénariste Matz réussit à livrer un polar complet et complexe dans ce court espace, sans pour autant sacrifier la profondeur du récit, ce qui relève presque de l’exploit. Avec son étonnante conspiration, sa révolution menée par d’humbles travailleurs de l’ombre et ses assassinats politiques, l’album possède une ambiance paranoïaque à souhait.
Attila Futaki mélange l’esthétique des comics américains à celles des bandes dessinées franco-belges dans Le Tatoueur pour créer un style épuré, d’une grande lisibilité, où aucune ligne n’est superflue. Utilisant une palette de couleurs froide composée majoritairement de vert, de bleu et de gris, l’artiste joue sur les ombres pour créer une atmosphère glauque, esquissant ses personnages à contrejour ou ne montrant que la silhouette d’un pistolet se découpant contre la pleine lune. Ses rues sont la plupart du temps désertes, et il n’hésite pas à laisser de grands espaces dans ses illustrations, dessinant par exemple un pont tout en bas d’une case, surplombé d’un immense ciel nocturne au-dessus. Il isole souvent certains objets dans de gros plans, comme une cigarette se consumant, un tas de mégots sur le sol marquant l’attente, ou les aiguilles et les petits pots d’encre du tatoueur.
Quiconque apprécie les polars sortant des sentiers battus sera séduit par Le Tatoueur, et vous ne verrez plus jamais les chauffeurs de taxi de la même façon après avoir lu cette bande dessinée, presque aussi marquante qu’un tatouage.
Le Tatoueur, de Matz et Attila Futaki. Publié aux éditions Grand Angle, 48 pages.