Café, cacao, vanille ou avocats, la richesse de notre table reflète un déséquilibre méconnu entre les pays occidentaux et ceux en voie de développement: le flux de pollinisation des aliments, qui favorise le Nord.
Pas moins de 40% des produits agricoles importés ici dépendent de la pollinisation se déroulant au Sud. Et sont donc vulnérables aux problèmes de santé des pollinisateurs de ces pays. « La différence est énorme entre les pays du Nord et du Sud : nos cultures (blé, soja, maïs) nécessitent peu de pollinisateurs alors qu’on importe de grandes quantités d’avocats, de café, qui ne pousseraient pas sans eux», explique Marc Lucotte, titulaire de la Chaire de recherche UQAM sur la transition vers la durabilité des grandes cultures. et l’un des auteurs d’une récente étude.
Les chercheurs ont réalisé une carte des mouvements des produits agricoles à partir des données de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) des Nations Unies, données qu’ils ont corrélées avec le degré de pollinisation. Cela leur a permis de mettre à jour les flux virtuels de pollinisation, entre 2001 et 2015, autour d’un inventaire de 100 cultures principales — dont 55 sont dépendantes de la pollinisation (avocat, huile de tournesol, etc.) et 45 ne le sont pas (blé, maïs, riz, etc.).
Les flux montrent que les pays qui exportent des produits à forte valeur « pollinisée », sont majoritairement ceux du Sud. « On constate que le Brésil, le Pérou ou le Mexique, nourrissent la planète avec leurs produits agricoles », note le chercheur.
Les fruits et légumes que nous consommons résultent donc majoritairement des bourdonnements des pays du Sud. Les pays en développement sont donc davantage tributaires de la bonne santé de leurs pollinisateurs. Et le possible déclin de ces pollinisateurs pourrait peser lourdement sur les épaules de ces pays.
C’est que l’agriculture d’exportation entraine souvent la déforestation et la fragmentation des espaces naturels, en plus de l’usage d’insecticides —tous des facteurs qui nuisent aux insectes pollinisateurs.
« Au Brésil ou en Colombie, ils détruisent les zones naturelles où vivent les insectes, comme la forêt amazonienne, pour en faire le « grenier de la planète» et produire les aliments de « luxe » exportés – comme le café ou les avocats », sanctionne le chercheur.
Alors qu’il importerait de maintenir une zone où les pollinisateurs peuvent nicher, de nombreux agriculteurs privilégient plutôt de cultiver le maximum de leur parcelle, quitte à faire reculer les pollinisateurs.
Un mouvement nuisible aux insectes que l’on constate ici aussi, alors que près de 75% des espèces cultivées mondialement dépendent de la pollinisation, service essentiel naturel réalisé majoritairement par les insectes.
Les services des pollinisateurs dépassent les frontières
« C’est la première étude que je connaisse qui s’intéresse à la circulation de la pollinisation à l’échelle internationale par une technique de «production virtuelle », commente la professeure adjointe de l’École de l’environnement et des ressources naturelles de l’Université McGill, Elena M. Bennett.
Elle compare la méthode des chercheurs à ce qui a été fait dans d’autres études sur la circulation de l’eau: des travaux portant sur le concept d’eau virtuelle (« virtual water ») montrent en effet comment des pays pauvres en eau fournissent de la nourriture et d’autres produits à forte consommation d’eau, pour nourrir des régions du monde moins soumises à ce stress hydrique.
La chercheuse, qui travaille principalement sur l’amélioration de notre compréhension des services éco-systémiques fournis par les paysages agricoles, relève toutefois que la pollinisation diffère des flux de l’eau sur un point: elle ne s’épuise pas, mais il y a toujours les mêmes effets potentiels, ceux qui paient le coût de production sont ceux du Sud. Ce que je trouve particulièrement intéressant, c’est que cette étude dresse ainsi un portrait de la complexité des interactions entre l’agriculture, le changement d’affectation des terres, la pollinisation et le commerce international. »
Elena Bennett s’intéresse tout particulièrement au rôle du commerce et d’autres formes de mouvement des produits et processus dans la durabilité et la résilience. Le commerce, dit-elle, nous permet de nous procurer des produits là où ils ont le moins d’impact sur l’environnement ou bien là où ils sont les moins chers à produire. Mais il va souvent privilégier, explique la chercheure et directrice du réseau ResNet, les cultures gourmandes en eau dans des endroits humides plutôt que des cultures sèches. Et il privilégie des cultures pollinisées dans des zones avec un pollinisateur situé à proximité, ce qui revient à transférer aux agriculteurs du Sud la responsabilité de veiller sur la santé des pollinisateurs.
« Ce commerce signifie parfois qu’une région paie tout le coût environnemental de la production lorsque la demande de ce produit agricole s’avère intense, par une plus grande transformation des écosystèmes naturels en zone d’agriculture ». Ce qui pourrait avoir un impact dévastateur sur les pollinisateurs du Sud.