Il n’y a pas que les sondeurs qui ont sous-estimé l’appui pour Trump. Tout responsable de la santé publique se retrouve aujourd’hui face à une question existentielle: comment établir un dialogue avec cette vaste partie de la population qui considère les scientifiques comme des idiots? Et c’est un problème qu’il serait dangereux de croire qu’il est limité aux États-Unis.
Le constat que fait le journaliste de la revue médicale Stat pourrait être répété dans de nombreux pays où la progression de la pandémie continue d’inquiéter, à l’aube de la saison froide:
Les résultats de mardi soulignent combien d’Américains sont d’accord avec un président qui a appelé les meilleurs scientifiques du pays des « idiots », en plus de ridiculiser le port du masque et d’insister pour « libérer » les États du confinement.
« Nous allons avoir une sérieuse réflexion à faire », commente le directeur de l’Association américaine de la santé publique, Georges Benjamin. « Il faut que nous reconnaissions que c’est un angle mort », ajoute la professeure de santé publique Lindsey Leininger.
« Avec autant de votes pour Trump, certains chercheurs concluent qu’ils doivent travailler plus fort pour communiquer l’importance des faits, de la science et de la vérité », résume plus simplement le journaliste de la revue Nature. Plus simplement, mais plus naïvement, commente l’historienne des sciences Naomi Oreskes, pour qui ces résultats signifient que « les scientifiques ne connectent tout simplement pas avec la population générale ».
Le rédacteur en chef de la prestigieuse revue Science, Holden Thorp, va plus loin: « la science était sur le bulletin de vote et ça veut dire qu’une partie importante des États-Unis ne veut pas de la science… La science est maintenant quelque chose qui n’existe que pour un sous-ensemble des États-Unis. »
Il faut écouter les préoccupations de ces gens, réagissent plusieurs des experts en santé publique interrogés par Stat: il faut « s’asseoir et leur parler: ‘eh, nous voulons tous arrêter la progression de cette maladie, quelles sont vos idées?’ »
Et ce n’est pas une réflexion limitée à la science: « Trump a redonné une voix, une fierté à ceux qu’on n’entendait plus », lit-on dans Le Devoir de jeudi. Selon le directeur des études gouvernementales au Centre des politiques bipartisanes de Washington:
Les gens qui sont allés à l’université, les journalistes, les sondeurs, ne voient pas et ne comprennent pas cet enthousiasme qui existe pour Trump, parce qu’ils ne sont tout simplement pas là où cet enthousiasme se manifeste.
Un phénomène qui n’a pas non plus commencé avec Trump, et qui n’est pas unique à ce pays, ajoute Elisabeth Vallet, directrice de l’Observatoire de géopolitique de la Chaire Raoul-Dandurand. « Il y a une tendance à l’érosion de la démocratie sous l’empire du populisme », un « discrédit des idées véhiculées par les médias pour se coller à un vécu, à une réalité qui échappe à leurs grilles d’analyse respectives ».
Mais au-delà de la difficulté à communiquer, du discrédit des « élites » et du rejet de la science, il n’en demeure pas moins qu’il y a une conséquence sur la santé de cette partie de la population, une conséquence qui, elle, est mesurable: plus tôt cette semaine, étaient publiées des données suggérant que c’est, le printemps dernier, dans les comtés remportés par Trump en 2016 avec ses plus fortes majorités, que le coronavirus a frappé le plus fort. En fait, des données préliminaires de l’élection de mardi suggèrent que, dans les comtés avec le plus haut taux de décès de la COVID, le président Trump a obtenu encore plus de voix qu’en 2016 (54% contre 50%). Et selon l’Associated Press, sur les 376 comtés présentant les plus hauts taux de cas par million d’habitants, 93% ont voté pour Trump.