Après Exilium, Rémi sans famille, Pot-Bouille et La Curée, le scénariste Cédric Simon et l’illustrateur Éric Stalner font de nouveau équipe pour une plongée historique dans le bidonville de Paris, avec l’album L’Oiseau rare.
Quand on pense aux bidonvilles, on a tendance à imaginer les townships de Johannesburg ou les favélas de Rio de Janeiro, mais au 19e siècle, un immense bidonville, surnommé la Zone, entourait la ville de Paris, peuplé par les citoyens les plus pauvres de la capitale, dont des ouvriers, d’anciens paysans, des voleurs et des prostituées. Parmi ces laissés pour compte de la société se trouve Eugénie, une jeune fille rêvant de devenir comédienne. Pendant qu’elle chante pour divertir les passants, accompagnée par son grand-père Arthur à l’orgue de barbarie, ses complices Tibor, un ancien dompteur hongrois, et les frères Lucien et Constantin, en profitent pour détrousser les badauds attroupés. Unie par le crime et la pauvreté, la petite famille reconstituée multiplie les magouilles dans l’espoir de financer la reconstruction de l’Oiseau rare, le cabaret des parents d’Eugénie détruit dans un incendie, mais une survie de plus en plus difficile et la rencontre avec son idole, la grande Sarah Bernhardt, remettront en question les plans de la jeune fille.
C’est une photographie en noir et blanc d’Eugène Atget montrant une petite chanteuse au regard lumineux et découverte par Éric Stalner il y a longtemps dans un livre sur le vieux Paris qui est à l’origine de L’Oiseau rare, et avec son complice Cédric Simon, il a décidé d’imaginer une histoire autour de cette jeune fille que le temps a oublié. Replongeant en 1898, à l’époque où la spéculation immobilière chassait déjà les plus démunis de la capitale, la bande dessinée dépeint avec brio l’existence précaire des habitants de la Zone, et de ces petits criminels, qualifiés « d’Apaches » par la police. Sans expliquer comment la bande s’est formée autour du rêve d’Eugénie, les cinq filous que l’on côtoie dans l’album sont éminemment sympathiques, et en dépit d’un décor digne d’un roman d’Émile Zola, le récit évite le misérabilisme et propose même une dose de fantaisie, avec ses tigres, ses boas, ses dromadaires, et autres animaux de cirque volés par des « zonards », et cachés au cœur du bidonville.
Éric Stalner illustre des bandes dessinées depuis plus de trente ans, et fort de sa longue expérience, il utilise ici un style classique, empreint de réalisme historique, pour redonner vie au bidonville de Paris, avec ses petites maisonnettes fabriquées de matériaux recyclés, ses roulottes, ses tentes, sa végétation sauvage, ses chats errants et ses enfants déambulant pieds nus. Il dote ses personnages de gueules typées et mémorables, et dessine plusieurs scènes en contreplongée pour en augmenter l’aspect dramatique. À la pauvreté extrême de la Zone, il oppose toute l’opulence des quartiers bourgeois de la ville lumière, dont le luxueux Théâtre de la Renaissance. L’album se termine sur un cahier pédagogique de quelques pages, accompagné de photos d’époque et décrivant l’origine et le démantèlement progressif du bidonville, ainsi que deux courtes biographies, l’une sur Sarah Bernhardt, l’autre sur le photographe Eugène Atget.
On dit souvent que l’Histoire est écrite par les vainqueurs, mais avec L’Oiseau rare, Éric Stalner et Cédric Simon s’attardent aux laissés pour compte de la société, dans un récit attachant qui illustre la difficulté de réaliser ses rêves quand on doit se battre simplement pour survivre.
L’Oiseau rare, Tome 1: Eugénie, de Cédric Simon et Éric Stalner. Publié aux éditions Grand Angle, 64 pages.