Techniquement, personne ne votera pour un candidat à la présidence des États-Unis le 3 novembre prochain. Les quelque 120 millions d’Américains qui se rendront aux urnes choisiront plutôt les membres d’un Collège électoral, qui se réunira en décembre pour décider qui de Donald Trump ou de Joe Biden prendra les rênes de l’État le 20 janvier 2021. Tour d’horizon des principes de cette institution héritée du 18e siècle et de plus en plus contestée… D’un côté de l’échiquier politique, du moins.
Ne vous fiez pas aux sondages qui accordent 5, 8 ou même 12 points d’avance à Joe Biden dans les intentions de vote à l’échelle nationale. Ces sondages n’ont aucune importance, parce que les intentions de vote n’en ont pas non plus. Les pères fondateurs de la Constitution américaine en ont voulu ainsi: ce n’est pas au suffrage universel que l’on gagne les clés de la Maison-Blanche.
Les principes du Collège électoral
En effet, le président des États-Unis est plutôt choisi par un collège électoral de 538 membres, où chacun des 50 États de l’union désigne un nombre de « grands électeurs » égal à la taille de sa délégation au Congrès. Celle-ci est formée de deux composantes: les membres de la chambre des représentants, qui sont divisés entre les États en fonction de leurs populations respectives, et les sénateurs, qui sont au nombre de deux par État.
La structure du collège électoral est ainsi légèrement biaisée en faveur des petits États. La Californie, État le plus peuplé du pays, détient 53 sièges à la chambre des représentants et deux au sénat. Elle possède donc 55 grands électeurs. Sa population étant de 39,5 millions de personnes, chacun de ses grands électeurs «représente» un peu plus de 700 000 individus. L’État le moins peuplé, le Wyoming, n’a qu’un seul représentant à la chambre, mais toujours deux sénateurs; il délègue donc trois grands électeurs au collège électoral. Chacun d’entre eux «représente» le tiers de la population de l’État, qui est de 578 000 personnes. Le Wyoming a dont droit à un grand électeur pour chaque tranche de 193 000 personnes, une représentation trois fois et demie plus importante par personne que celle de la Californie. (Le District de Columbia, qui n’a pas de sénateurs et dont la représentante à la chambre n’a pas le droit de vote, reçoit le même nombre de grands électeurs que l’État qui en a le moins, c’est-à-dire trois.)
Comment jouer le jeu du Collège électoral
Chaque juridiction est libre de déterminer la composition de sa propre délégation au collège électoral et la manière de la choisir. Aujourd’hui, 48 des 50 États et le District de Columbia accordent les voix de tous leurs grands électeurs au candidat ou à la candidate qui a obtenu la pluralité du vote populaire à l’intérieur de leurs frontières, sans égard à ce qui se produit ailleurs au pays. Les exceptions sont le Nebraska et le Maine, qui divisent une partie de leurs grands électeurs sur des bases géographiques.
Dans la quasi-totalité des cas, il n’y a donc pas de différence pratique entre gagner le vote populaire dans un État par une seule voix ou par des millions. Il ne sert donc à rien, pour une campagne, d’investir des ressources dans un État gagné ou perdu d’avance. La clé de la victoire consiste à maximiser l’efficacité du vote en gagnant le plus d’États compétitifs possible, quitte à ce que cela soit par une marge minuscule. Lors de l’élection de 2000, par exemple, George W. Bush s’est emparé des 25 grands électeurs de la Floride (le quatrième État en importance au pays) par la marge dérisoire de 537 voix sur près de six millions de suffrages exprimés.
Compte tenu de cette dynamique, il est tout à fait possible pour un camp d’obtenir une majorité du vote populaire pendant que l’adversaire, en gagnant les «bons» États par de faibles marges, obtient la majorité au collège électoral. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit en 2016, lorsque le républicain Donald Trump a reçu 304 des 538 votes au collège électoral même si la démocrate Hillary Clinton a obtenu près de 3 millions de voix de plus que lui. L’efficacité du vote républicain a été déterminante: Trump a notamment reçu l’appui de 46 des 50 grands électeurs attribués par des États où la marge de victoire au vote populaire était de moins de 1%. Quant à George W. Bush, si 269 des 537 électeurs mentionnés plus haut avaient plutôt voté pour son adversaire Al Gore, c’est ce dernier qui aurait été assermenté en janvier 2001.
Les avantages structurels de chacun des camps
Au jeu du Collège électoral, la majorité des États sont acquis d’avance pour l’un ou l’autre des camps à cause de la répartition démographique et idéologique des électeurs. Les avantages structurels que chacun des partis peut tirer de cette situation ne sont cependant pas les mêmes.
Les candidats démocrates, quels qu’ils soient, sont assurés de l’appui de quelques gros États urbanisés et riches en sièges au Collège électoral, dont la Californie, l’État de New York, l’Illinois et le New Jersey. Ils peuvent aussi compter sur le District de Columbia, où Hillary Clinton a reçu… 90,5 % du vote populaire en 2016. (Barack Obama avait fait encore mieux lors des deux élections précédentes.) Les démocrates «gaspillent» cependant de nombreux votes dans ces États, où leurs marges de victoire sont énormes. Clinton a notamment battu Donald Trump par 4,27 millions de votes en Californie en 2016 — un écart supérieur au nombre total de votes enregistrés dans 41 des 49 autres États.
Les républicains, quant à eux, détiennent l’avantage dans les petits États ruraux, qui sont plus nombreux et dont la représentation au collège électoral bénéficie de la prime mentionnée plus haut. Parmi les 20 États que Donald Trump a gagnés par plus de dix points d’écart, pas moins de 12 sont de petits États qui détiennent entre trois et six grands électeurs chacun; dans un seul de ces 12 États, le Missouri, le vote républicain a-t-il franchi la barre des 700 000 voix. Le plus gros écart en faveur de Trump a été enregistré au Texas, riche de 36 grands électeurs, et cet écart n’était que de 800 000 votes, soit cinq fois moins qu’en Californie.
En termes d’efficacité du vote, les républicains profitent donc d’un avantage considérable. Le journaliste et statisticien Nate Silver, dont le site web FiveThirtyEight est nommé d’après la taille du collège électoral, estime que Joe Biden n’a que 6% de chances de gagner l’élection s’il remporte le vote populaire par moins d’un point de pourcentage — et qu’il a même 11% de chances de perdre l’élection s’il gagne le vote populaire par 4 à 5 points. Cet écart structurel explique que les plaidoyers en faveur de l’abolition du collège électoral et de son remplacement par une élection au vote populaire se multiplient… dans le camp démocrate, tandis que les républicains se satisfont fort bien du statu quo.
Les États à surveiller
Les stratèges des deux partis supputent en coulisses des combinaisons de résultats qui pourraient leur faire franchir la barre fatidique des 270 votes au collège électoral. Quelques États vacillants devraient cependant décider du résultat. D’abord, bien sûr, les suspects usuels que sont la Floride, l’Ohio, la Virginie et la Caroline du Nord. Mais surtout la poignée d’États du Midwest qui ont basculé dans le camp républicain à la surprise générale et par des marges infinitésimales en 2016: la Pennsylvanie, le Wisconsin et le Michigan. Dans l’état actuel des choses, il semble que Trump aura besoin de la quasi-totalité de ces États pour remporter la mise. Un résultat qui peut sembler improbable, jusqu’à ce que l’on se rappelle que les résultats locaux sont loin d’être indépendants les uns des autres. Si le vote devait basculer dans une région, il est bien possible qu’il le fasse partout.
Et les cas extrêmes?
Deux cas extrêmes méritent d’être mentionnés: un match nul et la présence d’électeurs infidèles.
Si jamais aucun candidat n’obtenait la majorité au collège électoral, par exemple parce que celui-ci retournait un verdict nul de 269-269, ce serait la Chambre des représentants qui devrait trancher. La délégation de chacun des États détiendrait alors un seul vote; on présume que Trump serait alors réélu puisque les républicains dominent les délégations de la plupart des petits États, même si les démocrates détiennent la majorité à la Chambre dans sa totalité.
Il est aussi possible que certains grands électeurs renient leurs promesses et votent pour d’autres candidats que celui auquel ils ont promis leurs voix. Il y a d’ailleurs eu pas moins de sept électeurs infidèles en 2016, dont trois qui ont voté pour le général Colin Powell et un qui a voté pour Bernie Sanders. La Cour suprême a confirmé, plus tôt cette année, que les États peuvent adopter des lois qui empêchent ce genre de comportement, mais tous les États ne l’auront vraisemblablement pas fait à temps pour l’élection de novembre. On imagine aisément le chaos qui sévirait s’il fallait que la présence d’électeurs infidèles change le résultat de l’élection…
La campagne électorale étant fortement perturbée par la pandémie, les candidats ne pourront pas se permettre de passer autant de temps dans les États clés que lors des campagnes électorales précédentes. Ils devront donc se rabattre sur les débats télévisés pour tenter de séduire les indécis et pour motiver leurs partisans à voter plutôt qu’à s’abstenir. Nous reviendrons sur le premier de ces moments forts de la campagne dans le prochain billet de cette série.
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