Avec The Nobody, Jeff Lemire s’approprie la célèbre histoire de L’Homme invisible de H.G. Wells afin de parler d’identité, de paranoïa, et de la mentalité des petites villes, où l’arrivée d’étrangers est souvent perçue comme une menace à la vie paisible des citoyens.
Situé dans le comté de Wells en Indiana, Large Mouth est un endroit tranquille où il ne se passe jamais rien. L’événement le plus mémorable jamais survenu dans cette municipalité comptant 754 habitants fût la prise, il y a longtemps, d’un énorme achigan, le plus gros au monde, et pour commémorer ce fait d’armes, une statue géante du poisson a été érigée au centre de la bourgade. À l’automne 1994, John Griffen, un homme recouvert de bandages des pieds à la tête et portant des lunettes de soudeur, débarque dans le patelin. Cet ancien professeur de chimie à l’université de Chicago évoque un accident pour justifier son apparence à la tenancière du motel, mais l’arrivée de cet étrange étranger alimente les plus folles rumeurs. S’agirait-il d’un pervers, d’un criminel recherché par la police? La seule présence de Griffen bouleversera complètement la vie des habitants de Large Mouth, instaurant un climat de méfiance dans cette ville, qui ne sera plus jamais la même.
Le bédéiste canadien Jeff Lemire combine sa passion pour le romancier H.G. Wells et sa fascination pour la vie dans les villages ruraux (comme celui où il a grandi en Ontario) dans The Nobody, une bande dessinée qui propose une version bien personnelle de l’histoire de L’Homme invisible. Plutôt que de mettre l’accent sur Griffin (rebaptisé ici John Griffen), c’est plutôt le patelin de Large Mouth qui est, en quelque sorte, le personnage principal du récit, et l’homme recouvert de pansements agit comme un révélateur de la mentalité des petites villes, exposant la véritable nature des gens sans histoires habitant ce genre de communauté isolée. Originalement paru en 2009, il s’agit d’une des premières œuvres de Lemire, et si l’album n’est pas aussi abouti que les séries ayant fait sa réputation, comme Sweet Tooth, Black Hammer ou Gideon Falls, on y retrouve la marque caractéristique de l’auteur, soit des protagonistes beaucoup plus authentiques et complexes que ceux qui peuplent habituellement les comics américains.
J’ignore pourquoi Jeff Lemire s’associe parfois à d’autres artistes pour illustrer ses histoires, puisque ses dessins, comme ceux dans The Nobody, possèdent un style à la fois unique et distinctif. En partant, ses planches en noir et blanc se teintent d’une seule couleur, le bleu pâle, ce qui donne une facture particulière à l’album, mais personne ne capture aussi bien que lui l’ambiance des petites communautés rurales, avec le seul motel de l’endroit, le restaurant du coin, le petit bar local, ou l’autobus scolaire transportant les jeunes à l’école d’un autre village. Ses lignes minces et ondoyantes transmettent la fragilité des personnages, où les rides sur les visages évoquent des coups de couteau du temps. Lemire intègre aussi une dose de poésie à son imagerie, alors que, plongeant dans l’eau, Griffen se désintègre peu à peu en perdant graduellement tous ses pansements, et les couvertures de chaque numéro imitent le style des vieux comics des années 1950 et des publications pulp de la même époque.
En l’espace d’une dizaine d’années, Jeff Lemire s’est taillé une réputation enviable dans le monde de la bande dessinée, et en plus d’offrir une variation intéressante de L’Homme invisible, la traduction française de The Nobody permet de découvrir l’une des premières œuvres de ce bédéiste incontournable.
The Nobody, de Jeff Lemire. Publié aux éditions Futuropolis, 144 pages.
Polar sombre et ligne claire pour De l’autre côté de la frontière