S’inspirant librement du séjour du maître du roman policier Georges Simenon dans la Santa Cruz Valley dans les années d’après-guerre, la bande dessinée De l’autre côté de la frontière de Jean-Luc Fromental et Philippe Berthet propose une intrigue captivante à saveur historique.
Surnommé « The French Edgar Wallace », François Combe est l’auteur français de romans policiers le plus lu dans le monde. En 1948, en quête de dépaysement, l’écrivain s’installe avec son épouse, sa maîtresse, sa gouvernante et son fils dans un ranch cossu de la Santa Cruz Valley. Afin d’assouvir ses pulsions, l’homme de lettres se rend fréquemment au Cielito Lindo, une maison de débauche située à Nogales, une ville à cheval sur la frontière entre l’Arizona et le Mexique. Quand le corps d’une prostituée du bordel est retrouvé criblé de 17 coups de couteau, les soupçons de la police se tournent immédiatement vers Jed Peterson, son ami et dernier client de la victime. Persuadé que Peterson est innocent, Combe décide de mettre à profit sa longue expérience du crime et de mener sa propre enquête, mais il y a toute une marge entre le monde de la littérature et la vraie vie, et le romancier se retrouvera dans une situation de plus en plus dangereuse, alors qu’une deuxième, puis une troisième femme, succomberont à la violence de celui que la presse locale appelle « l’éventreur de Nogales ».
De l’autre côté de la frontière n’est pas le premier récit à plonger un auteur de romans policiers au cœur d’une véritable enquête criminelle, mais ce polar de Jean-Luc Fromental se distingue par son ambiance unique, mélange de film noir et de western. En utilisant le contexte historique de la Santa Cruz Valley, où l’élite mondaine a élu domicile à la fin des années 1940 afin de cacher ses débauches sophistiquées au reste du monde, le scénariste oppose l’opulence de la haute société à la misère de la population locale, cantonnée à des rôles de domestiques ou de prostituées, ce qui ajoute une dimension sociale à l’intrigue. Sans jamais prononcer son nom, cet album constitue aussi un hommage à Georges Simenon qui, à la même époque, s’est installé à Tumacacori, une ville située à trente minutes de Nogales, et son personnage principal est manifestement calqué sur le célèbre auteur français. Même le surnom de la demeure de François Combe (le Stallion Farm) fait écho à celle de Simenon, dont le ranch s’appelait le « Stud Barn ».
Héritier d’Edgar P. Jacobs et de Hergé, Philippe Berthet (que j’ai personnellement découvert avec l’album L’Art de mourir) livre ici des illustrations s’inscrivant dans la plus pure tradition de la ligne claire, ce qui produit un contraste étonnant, puisque ce style au trait précis est rarement associé à la nudité, aux filles de joie vêtues de lingerie, et à la violence graphiquement explicite. Avec ses cheveux gominés et sa pipe constamment collée au bec, François Combe est représenté comme l’écrivain classique, presque cliché, dans De l’autre côté de la frontière, et qu’il s’agisse des silhouettes des cactus éclairées par la pleine lune, des vieilles bagnoles soulevant des nuages de poussière derrière elles, du désert de Sonora au lever du soleil ou du saloon désaffecté d’une ville fantôme, les magnifiques planches de Berthet apportent une beauté lumineuse à ce sombre récit imbibé d’alcool, de sexe et de sang.
Décadence de la haute société, exploitation du peuple mexicain et meurtres en série chez les prostituées contribuent à faire de l’album De l’autre côté de la frontière une bande dessinée résolument adulte, dont se régaleront les adeptes de polars en général, et ceux de Simenon en particulier.
De l’autre côté de la frontière, de Jean-Luc Fromental et Philippe Berthet. Publié aux éditions Dargaud, 72 pages.