Plus de 180 ans après sa parution originale, Sôlénopédie, un texte d’anticipation du Comte Dalbis qui constitue l’un des tout premiers récits de science-fiction française, n’a étonnamment rien perdu de sa pertinence.
Publié en 1838, soit vingt ans après le Frankenstein de Mary Shelley, Sôlénopédie (une dénomination tirée de deux mots grecs qui veulent dire tuyau et éducation, c’est-à-dire éducation par le moyen des tuyaux) est un bien étrange ouvrage, largement tombé dans l’oubli avec le temps. Les dérives potentielles des percées technologiques et des avancées scientifiques ont souvent nourri l’imagination des romanciers d’anticipation, et ici, c’est la phrénologie, une théorie de la « physiologie intellectuelle » voulant que les bosses du crâne des êtres humains reflètent leur caractère et fort populaire à l’époque, qui sert de point de départ au récit.
Écrit à la première personne par le Comte Dalbis, l’auteur relate s’être lié d’amitié avec un certain « T » durant ses cours de phrénologie. Cet homme, « dont le visage maigre, les joues creuses et les yeux ternes semblaient indiquer à la fois les souffrances du corps et de l’esprit, mais dont les yeux s’animaient et les joues se coloraient dès que la leçon commençait » lui emprunte 5 000 francs afin de « faire éclore une découverte qui aura pour effet de rendre les hommes plus intelligents et meilleurs ». Quelques mois plus tard, lors d’une excursion dans les Pyrénées, le Comte retrouve la trace de son curieux ami, qui s’est établi dans les ruines d’un vieux château féodal.
Sur place, un spectacle des plus singulier s’offre à lui. Tous les domestiques du château sont en effet des animaux, auxquels « T » semble avoir réussi à insuffler l’étincelle de l’intelligence grâce à ses découvertes. Le portier est un ours, un lévrier s’occupe de faire du feu dans la cheminée et les chiens, chats, loups, taureaux et vautours du domaine sont civilisés au point d’utiliser des ustensiles. Le récit bascule dans l’horreur lorsque le Comte est admis dans ses laboratoires, où des animaux attachés ont des tubes implantés dans la tête. Pire, il découvre que le scientifique s’adonne également à des expérimentations sur des enfants, stimulant certaines zones précises du cerveau pour en faire des actrices ou des mathématiciens.
Sorte de huis clos s’articulant autour d’un long dialogue entre les deux hommes, Sôlénopédie est rédigé dans un style à la fois gothique et direct, et ne trahit pas son âge par un langage ancien. Cette fable sur le fanatisme de la science se révèle comme un précurseur à L’île du docteur Moreau, publié en 1896 par H.G. Wells. Dans le plus pur esprit du canular littéraire, l’auteur présente son histoire de fiction comme un vrai témoignage, et intègre des références au professeur Johann Gaspar Spurzheim, l’un des véritables théoriciens de cette pseudoscience. Il a même fait publier le texte auprès d’une maison d’édition spécialisée dans les ouvrages médicaux (la Librairie médicale de Labé) pour en augmenter la crédibilité.
Ce court récit est suivi de L’éducation future, une postface fort éclairante d’une trentaine de pages où l’auteur Marc Renneville explique non seulement les bases de la phrénologie, mais également l’engouement suscité à l’époque par cette théorie scientifique qui sera rapidement discréditée. En plus de replacer cette anticipation dans le contexte historique de 1838, il dévoile l’identité de la personne se cachant derrière le pseudonyme du Comte Dalbis (l’industriel Aristide Barbier), et tente de cerner les motivations de l’auteur, qui aurait rédigé cette nouvelle suite à un pari. Il trace également des parallèles entre ce texte et le Découvertes dans la Lune de Sir John Hershel, un autre canular littéraire datant de 1835.
Aujourd’hui encore, le cerveau est loin d’avoir livré tous ses secrets, et alors que les manipulations génétiques et la neurochirurgie continuent d’utiliser la science pour modifier l’esprit des hommes, ce « conte éthique » s’avère criant d’actualité. On ne peut que remercier les éditions Jérôme Millon d’avoir réédité ce trésor caché, que les amateurs de science-fiction risquent fort d’apprécier.
Solênopoédie – Révélation d’un nouveau système d’éducation phrénologique pour l’homme et les animaux, du Comte Dalbis. Publié aux éditions Jérôme Millon, 126 pages.