Des tombes anonymes subsistent dans de nombreux vieux cimetières québécois. La génétique pourrait-elle lever le voile sur ces restes humains, si elle va chercher l’aide de la généalogie?
« L’objectif est de mettre un nom sur les ossements de ces sépultures anonymes, à l’aide des fichiers populationnels », résume Tommy Harding, post-doctorant à l’Université de Montréal et premier auteur de l’étude parue dans l’American Journal of Physical Anthropology.
Les tombes portent systématiquement des noms depuis la seconde moitié du 19e siècle, mais au début de la colonie, soutient le chercheur, cette identification « n’était ni systématique ni planifiée », ce qui en laisse plusieurs dans l’ombre. L’équipe de recherche a ainsi retenu six squelettes du 18e siècle dont elle pouvait prélever suffisamment d’ADN pour élaborer leur profil génétique.
Les chercheurs avaient besoin « d’hommes âgés, pour qu’ils aient plus de chances d’avoir été mariés et d’avoir une descendance. Nous avons donc priorisé les caractéristiques masculines lorsque nous avons analysé les ossements. Par exemple l’un d’eux avait un trou dans une des dents fait par l’usage de la pipe accotée à la palette », détaille M Harding.
Ils ont ensuite identifié ce qu’on appelle les marqueurs uniparentaux, c’est-à-dire ceux qui ne se transmettent que par un des deux parents: le chromosome Y, qui se transmet de père en fils, et l’ADN mitochondrial, transmis par la mère.
Séparément, les chercheurs ont recruté 960 individus des différentes régions du Québec. Grâce au fichier BALSAC, une base de données unique au monde qui renferme les informations généalogiques de 400 ans de Québécois, ils ont obtenu près de 1,7 million d’ancêtres potentiels. Mais seulement 12% étaient des hommes mariés avant 1850. Grâce au profil génétique qu’ils ont effectué des 960 Québécois, les chercheurs avaient du coup bon espoir de faire un lien avec leurs six hommes du 18e siècle.
« ll a aussi fallu prendre en compte le lieu de la sépulture ainsi que la date de la mort et il restait alors peu de candidats», explique encore M Harding.
Cette méthode inédite, liant généalogie et génétique, a pour l’instant donné un « match » de parenté entre certains des ancêtres d’un Québécois contemporain, et un homme de 58 ans, mort en 1833 et enterré au cimetière Saint-Antoine. « C’est le seul individu dont six marqueurs pourraient le lier à différents profils plausibles dont les ancêtres auraient eu un fils qui aurait pu être enterré dans ce cimetière. Cela prendrait plus d’informations génétiques pour nous donner une meilleure concordance et le lier avec certitude avec une lignée ou un contemporain », résume le chercheur.
Identifier les vieux restes humains
Combiner « différentes sources de données sur la population et l’analyse d’ADN ancien permet d’étudier les profondeurs temporelles uniques appartenant à notre histoire », ajoute Emmanuel Milot, professeur au Département de chimie, biochimie et physique de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), et co-auteur de l’étude.
Au sein du laboratoire de génétique des populations, son équipe explore cette croisée des chemins entre génétique et données populationnelles, plus particulièrement les variations génétiques dans les populations ou les maladies héréditaires.
Le chercheur avait publié, en 2017, une étude sur la transmission du gène causant la neuropathie optique de Leber, depuis la première femme porteuse de cette maladie en Nouvelle-France. « Nous avons pu suivre la propagation des variantes de cette maladie au sein de la population québécoise jusqu’en 1960. Cela apporte un nouvel éclairage sur les résistances au traitement » mais aussi sur l’usage qu’on pourrait faire de la biologie évolutive appliquée à la santé, résume Emmanuel Milot.
Étudier la décomposition des cadavres et la préservation de l’ADN, comme sa collègue Shari Forbes le fait avec son installation extérieure de décomposition humaine en pays nordique, aiderait aussi à identifier, par exemple, les tombes anonymes de soldats de la Première Guerre mondiale.
Ce qu’il reste d’eux
Le fichier BALSAC est une ressource précieuse pour les généticiens sur la piste des ancêtres. « La généalogie est la base, sans elle pas de projet ni aucun moyen de lier les restes humains aux individus contemporains », soutient M Harding.
Ce fichier, développé depuis 45 ans à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) en partenariat avec les universités Laval, McGill et de Montréal, se base sur les actes de l’état civil du Québec et les registres paroissiaux des mariages. Avec plus de 400 ans de données conservées précieusement par les prêtres et les administrateurs municipaux, le fichier comprend 3,5 millions d’actes de naissances, mariages et décès.
«L’effet fondateur est une particularité de la population québécoise. De nombreux Québécois partagent beaucoup d’ancêtres communs et il est possible de remonter au début du peuplement par les Canadiens français. Cette profondeur généalogique distingue le Québec et rend pertinente ce type d’étude», commente la directrice du Projet BALSAC et professeur au Département des sciences humaines de l’UQAC, Hélène Vézina.
Une particularité rare, qui intéresse à présent de nombreux chercheurs en biologie évolutive, épistémologie des maladies et génétique. « Ce nouveau mode d’utilisation de notre fichier offre des avenues de recherche prometteuses pour mieux comprendre la structure de la population québécoise », ajoute Hélène Vézina, également co-auteure de l’étude.
Et du côté éthique
Bien que l’étude n’ait pas permis d’établir un « match » parfait, la décision d’analyser les ossements des six individus suscite la curiosité du professeur associé au Département de génétique humaine de la Faculté de médecine de l’Université McGill, Yann Joly. « Le fait de lier des individus éloignés dans le temps, si les descendants vivants ont donné leur consentement, ne pose pas trop de problème sur le plan de l’éthique de la recherche. Surtout dans un cas comme celui-ci, où les ossements avaient déjà été exhumés dans un autre contexte et sont d’origine inconnue. Cependant, les découvertes (et associations) qui pourraient être faites peuvent parfois avoir des conséquences imprévues sur les plans historiques, sociaux ou politiques, pour les individus ayant participé et pour les membres de leur famille élargie ».
« Il n’y a pas de mode d’emploi, poursuit-il, relativement à ce qui peut être fait ou non au niveau de la recherche avec des ossements exhumés dans un autre contexte. D’un côté, la personne est décédée depuis une longue période de temps, donc on peut difficilement invoquer l’enjeu de la protection de la vie privée. D’un autre côté, comme société, nous sommes d’accord avec le fait que les cadavres méritent d’être traités avec respect. Ce qui impose évidemment certaines limites à la curiosité humaine: je pense à l’intérêt de certains d’établir le profil génétique de célébrités décédées pour confirmer ou infirmer leurs liens avec des personnes vivantes ».