Le dernier film réalisé par Todd Philip, Le Joker, a semé plusieurs controverses depuis sa sortie en salle. Beaucoup ont reproché au réalisateur d’y faire l’apologie de la violence, voire d’encourager la révolte et l’anarchie. D’autres y voient plutôt dans cet œuvre une critique de la société américaine contemporaine, voire une critique de tout système politique qui valorise l’individualisme et la réussite personnelle au détriment du collectif et du bien-être commun.
Pour le cinéaste Michael Moore, le message du film Le Joker aurait été plus souvent qu’autrement mécompris, voire tout simplement travesti. Appréhender la violence et la criminalité, sous l’angle de leurs origines et de leurs causes sociales, comme l’a fait Phillips, ce n’est aucunement excuser les gestes criminels ou violents. Au contraire, selon Moore, cette démarche a pour but de les expliquer, voire à dénoncer ce qui contribuent justement, dans la société américaine contemporaine, à les encourager et à les reproduire.
Autrement dit, en s’attaquant dans son œuvre à la question des causes sociales, voire sociétales, de la dépravation de Gotham, Phillips se veut principalement critique des structures sociales et des institutions politiques, qui aujourd’hui même, engendre toute cette vague de criminalité et de violences aux États-Unis.
Certains intellectuels iront même jusqu’à dire que ce qui est vivement et explicitement dénoncé dans Le Joker, c’est ni plus ni moins que le néolibéralisme américain. À certains égards on pourrait même saisir le Gotham de Todd Phillips comme l’expression d’une société qui aurait décidé de pousser jusqu’au bout l’expérience néolibérale américaine.
Le néolibéralisme, bien plus exclusif qu’inclusif
Le fait que Todd Phillips ait voulu nous plonger dans son récit au tout début des années 80 n’est certainement pas un hasard. Cette période correspond à l’arrivée de Ronald Reagan à la tête des États-Unis. Figure iconique du néolibéralisme, Reagan prend le pouvoir en 1980 avec le mandat clair de redresser l’économie du pays.
Pour se faire, il entreprend une série de réformes politiques et sociales, que l’on a qualifié plus tard de « néolibérales », et qui visent notamment à réduire la taille de l’État social. Ce qui se traduit entre autres par des coupures importantes dans le secteur public et les programmes sociaux.
Du point de vue du gouvernement ce sont des dépenses en moins, qui serviront plutôt à financer la guerre froide, mais dans la perspective de celui qui est déjà défavorisé, c’est une aide précieuse en moins. Contrairement aux Américains fortunés et à une certaine classe moyenne, une importante couche de la société ne peut compenser la perte de cette aide gouvernementale, si ce n’est au prix d’un plus grand endettement. Les politiques reaganiennes plongent dès lors ceux qui étaient déjà défavorisés dans une plus grande insécurité sociale et économique.
Parmi les perdants de ce virage néolibéral, on note une importante proportion d’Américain(e)s de couleur. Mais, les sociologues tiennent toutefois à nous rappeller, que les chômeurs, les travailleurs précaires, les mères monoparentales, les personnes âgés et ceux vivant avec un handicap intellectuel ont eux-aussi été lourdement impactés par ce démantèlement de l’État providence.
Aujourd’hui c’est plus de 40 millions d’Américains qui vivent sous le seuil de pauvreté d’après un récent rapport de l’ONU. Le gouvernement américain estime également à 50 millions le nombre de citoyens faisant partie de son programme d’aide alimentaire. Et à plus de 100 millions le nombre d’Américains sans emploi, mais qui sont néanmoins en âge de travailler.
Ces chiffres nous montrent une chose selon le philosophe Pierre Dardot : l’État néolibéral ne réussit définitivement pas à inclure l’ensemble de sa population dans son projet de société. Et c’est bien connu des sociologues, lorsqu’une telle chose arrive, la criminalité n’est jamais bien loin. Pour ceux qui manquent cruellement de ressources, pour les grands négligés du système, le crime devient souvent la seule alternative pour subvenir à leur besoin, et à celui de leur famille.
D’après le grand économiste Anthony Atkinson, les politiques néolibérales qui ont été mises en œuvre par Reagan, ont provoqué un net accroissement des écarts entre riches et pauvres. Un fossé qui a d’ailleurs continué de se creuser sous la présidence de Trump.
Ce constat est pour le moins inquiétant, puisque selon les épidémiologistes Pickett et Wilkinson, il y aurait une forte corrélation entre les écarts de richesse aux États-Unis, et le taux d’homicide. Ce lien s’expliquerait selon eux par le fait que les inégalités sociales accentuent le sentiment de honte et d’humiliation chez les défavorisés, et exacerbe chez les riches la lutte pour le statut social.
La triste de vie d’Arthur Fleck dans la société néolibérale
Au vu de tout ce que nous venons de voir, il devient difficile de nier ce lien de causalité entre le système néolibéral, et la présence de violence et de criminalité en sol américain. De l’avis de nombreux chercheurs en sciences sociales, celui-ci n’a d’ailleurs même plus à être démontré.
Todd Phillips n’est cependant pas un sociologue. Son film n’est pas un documentaire sur l’influence du néolibéralisme sur la violence systémique aux États-Unis. Néanmoins, en nous faisant suivre les (més)aventures d’Arthur Fleck dans cette dystopie néolibérale qu’est Gotham, Phillips réussit à illustrer, voire à personnifier, ce poids de la société néolibérale sur les plus démunis.
La vie d’Arthur Fleck, mis à part peut-être sa décente aux enfers, ressemble en beaucoup de points à celle de nombreux Américains défavorisés. Comme eux, il vit dans la pauvreté et dans un climat de violence permanente. Il ne bénéficie d’aucune sécurité d’emploi. Et doit même travailler pour deux afin de subvenir au besoin de sa mère malade (qui ne reçoit manifestement aucune forme d’aide sociale de la part du gouvernement).
Autrement dit, les chances pour ce clown de rue de sortir de sa condition précaire sont extrêmement minces, et deviennent pratiquement nulles le jour où il apprend qu’il ne recevra plus, de la part de l’État, ni l’aide psychologique, ni les médicaments dont il a visiblement besoin pour soigner ses troubles mentaux.
Arthur Fleck, représente donc en quelque sorte celui qui, dans la société néolibérale, doit constamment lutter pour sa survie. Il est le visage même de tous ces gens démunis, ostracisés par le système, qui, en plus d’être abandonnés à leur propre sort, doivent composer avec la violence quotidienne de leur environnement social (violence qui dérive elle-même de l’application de ces mesures néolibérales).
Si l’American Dream représente l’aspect le plus glorieux du néolibéralisme, Arthur Fleck en est l’exact opposé. Il incarne plutôt son côté sombre, voir cauchemardesque. D’une certaine manière il fait éclater sa vérité. Par la figure d’Arthur Fleck, le néolibéralisme apparaît pour ce qu’il est: un survivalisme sauvage et violent, qui en a que faire de l’égalité des chances.
Quand Thomas Wayne s’inspire de Ronald Reagan
S’il est possible de percevoir dans Le Joker des traces de ce néolibéralisme, en observant les conditions sociales d’existence d’Arthur Fleck, il est également possible d’en détecter la substance idéologique dans le discours même de Thomas Wayne. Lorsque ce dernier s’adresse aux citoyens de Gotham, et leur somme de « cesser de jouer au clown » et « de prendre en main leur destin », le richissime homme d’affaire a clairement des allures de Ronald Reagan. Il appréhende la question de la responsabilité individuelle, de la même manière que l’ex-président américain.
Si nous avons noté cette similitude, c’est parce que ce discours sur la responsabilité individuelle est en fait au cœur même du programme néolibéral, selon la politologue Lea Stephan. En faisant reposer dans l’individu la responsabilité de son propre succès, en sommant chacun et chacune de se prendre en charge, ce discours ne dit pas autre chose que ceci: « l’État a fini de vous prendre par la main, c’est à vous de fournir l’effort nécessaire pour vous en sortir, et c’est à vous de travailler à votre propre réussite. »
Ce discours est ni plus ni moins que la face idéologique du néolibéralisme. Il justifie le recul de l’État au niveau des aides sociales, en même temps qu’il masque les conséquences perverses de ce recul. Dans l’esprit des néolibéraux, si les gens sont pauvres, s’ils n’arrivent pas à rejoindre les deux bouts, c’est à cause d’eux et personne d’autres. La question des causes sociales et politiques de cette précarité peut dès lors être évacuée, et l’État se voit blanchi de toute responsabilité.
Réussir ou mourir
Ce discours sur la responsabilité individuelle, ne sort toutefois pas seulement de la bouche des dirigeants politiques ou d’une certaine élite économique. Il traverse la société tout entière. On le retrouve dans les sciences sociales, dans la musique, dans le cinéma (sous le trait de l’Américan Dream), et on en trouve même des traces dans la psyché des plus démunis de la société.
À cet égard, Arthur Fleck est encore un bon exemple de cette intériorisation du discours néolibéral fait par les classes populaires. Bien qu’il soit pauvre et abandonné par l’État, il est persuadé qu’il tient en ses mains tous les outils nécessaires à sa propre réalisation. Réussir en tant qu’humoriste semble d’ailleurs être une véritable obsession pour cet anti-héros.
Une obsession qui a tout à voir avec le principe même de la responsabilité individuelle. Puisqu’en considérant l’individu comme le moteur de son propre succès, les néolibéraux ont par le fait même procédé à une valorisation de la réussite individuelle. Tandis que la non-réussite, ou l’incapacité de se sortir de la misère par ses propres moyens, se trouve à être ici complètement dévalorisé, voire tout simplement discrédité.
Même si Phillips en exagère les traits, la psychologie de son personnage principaux est de toute part traversée par ce dernier système de valeur néolibéral. Arthur Fleck, a l’impression d’être un moins que rien dans la société. Il sent que sa vie est un échec. Et c’est justement pour remédier à tout cela qu’il aspire à devenir un humoriste reconnu. Réussir pour lui c’est ni plus ni moins qu’une nécessité existentielle. Autrement dit, pour ce pauvre clown de rue, tant et aussi longtemps qu’il ne réussit pas, il n’existe pas.
Bien que les Américains ne soient pas tous aussi aliénés qu’Arthur Fleck par l’idéologie néolibérale, beaucoup en ont malgré tout intériorisés les normes de réussite, nous explique Lea Stephan. Ce sentiment de ne jamais se sentir à la hauteur, cette impression d’avoir raté sa vie car on n’a pas réussi à accéder à un statut économique et social digne du American Way of Life, tout cela ne vient pas uniquement du pur fort intérieur des individus. Ces manières de penser, de ressentir, et de juger sa propre vie, sont en quelque sorte encouragées, voire façonnées par la doxa néolibérale. Ils sont l’empreinte psychique de cette vision du monde qu’est le néolibéralisme.
La santé mentale au Québec, un problème néolibéral
Il y a quelques années, l’association canadienne pour la santé mentale (ACSM) a fait une campagne pour sensibiliser les gens au problème de la santé mentale, dans laquelle on retrouvait partout le slogan suivant « Prendre une pause, ç’a du bon ». Cela avait surtout pour but de sensibiliser le travailleur, et d’inviter ceux et celles qui sont surmenés au boulot, à prendre un petit moment de répit.
Une cause certainement louable, mais qui reflète toutefois plusieurs problèmes. Premièrement, il semble que l’on retrouve encore une fois, ici, ce bon vieux discours néolibéral sur la responsabilité individuelle. C’est-à-dire que l’on ne questionne pas les problèmes systémiques, on ne se demande pas pourquoi les gens sont tant portés à travailler. On ne remet pas en question les exigences de performance, ni les conditions de travail parfois difficiles des grandes compagnies. Non. C’est à l’individu de s’ajuster, et de prendre une pause.
Bien évidemment, la solution n’est pas aussi simple. Dans un contexte de compétitivité, où l’économie capitaliste est mondialisée et où tout va toujours de plus en plus vite, les grandes entreprises ont tendances à exiger un rendement immédiat et optimal de la part de leurs employés, sous peine d’être remplacés. Et c’est d’autant plus vrai aujourd’hui pour ceux et celles qui ne sont pas syndiqués, soit les deux tiers des travailleurs québécois.
Toutefois, même si certaines entreprises sont plutôt réticentes vis-à-vis ce principe de pause, d’autres apprécient au contraire le fait qu’un employé soit capable de prendre soin de sa santé mentale. Au final, cette bonne gestion psychologique le rend certainement plus productif que celui qui ne prend aucunement soin de lui, et qui finit par craquer sous la pression. La gestion de la santé mentale devient dès lors une nouvelle exigence du marché. Or, tous ne réussissent pas aussi facilement à gérer leur problème psychologique.
Une étude de Santé-Québec montrent que les gens au plus faible revenu ont plus de chances de développer des signes de détresse psychologique comparativement aux plus riches. On a également démontré que le type de traitement offert pour soigner les problèmes psychologiques variait en fonction du statut socio-économique de ceux qui en faisait la demande. Dans cette étude, pour le même hôpital public, on avait tendance à traiter davantage les gens plus pauvres avec des médicaments, tandis que ceux qui étaient plus aisés avaient la chance de se retrouver plus souvent dans le fauteuil du psychologue.
D’ailleurs ce n’est pas un secret au Québec, les gens les plus fortunés peuvent facilement aller voir un psychologue au privé, tandis que ceux qui ne peuvent se le permettre doivent souvent attendre des mois avant d’avoir une consultation dans le secteur public. Comme les psychothérapies sont peu accessibles pour les moins fortunés, le traitement par médication reste la seule solution pour soulager leurs maux psychologiques.
Ce faible engagement de l’État québécois dans les soins psychologiques de sa population rappelle à certains égards la manière dont le secteur public de Gotham a traité les problèmes mentaux d’Arthur Fleck. On semble davantage souhaiter contrôler son comportement avec des médicaments que soigner ses véritables troubles psychologiques. Au Québec comme à Gotham, ceux qui ont le plus besoin d’une psychothérapie (soit les plus démunis) sont justement ceux qui en sont le plus privé.
Du coup, il semble que de manière générale, il soit plus facile pour le riche que pour le pauvre de prendre en main sa santé mentale. Conséquemment, cela se traduit sur le marché du travail, un avantage du premier sur le second. Encore une fois, nous retrouvons cette loi du plus fort, telle que dénoncée dans Le Joker. Une lutte où les dés sont pipés d’avance, puisque du côté du démuni, la détresse psychologique que provoque son niveau de pauvreté, l’environnement parfois violent auquel il est confronté, et le manque de soutiens psychologique, font en sorte qu’il a au final peu de chances de répondre aux exigences du marché (en termes de gestion de sa propre santé mentale).