Sous la plume et le regard allumé de Sophie Deraspe, le mythe d’Antigone se modernise, oui, mais devient bien moins incestueux, tout en réitérant avec panache l’importance de la famille. Dommage, néanmoins, que sa thèse s’avère boiteuse, reposant sur des bases qui sont difficilement défendables.
Moderniser de grandes œuvres n’est pas une nouvelle pratique. Shakespeare en est un des exemples les plus frappants, alors que nombreux ont été ceux qui s’y sont essayés, comme Ralph Fiennes avec Coriolanus. Il y a aussi les contes, comme ceux des frères Grimm ou de Perrault, qui ont donné lieu à des variantes sur autant Blanche-Neige que Cendrillon. La barrière des langues et des cultures n’est pas non plus un obstacle très inquiétant, puisque le coréen Park Chan-Wook avait fait du Thérèse Raquin de Zola son brillant Bakjwi (Thirst).
Ici, la cinéaste très versatile qu’est Sophie Deraspe adopte cette technique pour l’amener chez-nous afin de rendre plus universel et actuel que jamais ce mythe issu de la tragédie grecque, de Sophocle plus précisément.
Dans ce combat essentiellement féminin s’il en est un, Deraspe pourrait difficilement mieux s’approprier ce projet dont elle signe le scénario, la réalisation, mais aussi la direction photo et une part du montage, notamment. Rapidement, elle ne fait qu’un avec sa protagoniste et son sujet, et elle est vite épaulée par la performance incendiaire de Nahéma Ricci, qui s’ajoute sans mal à la longue liste de personnages féminins forts qui ont toujours su mener sa filmographie.
Son intérêt pour l’Autre avec un « a » majuscule ne date pas d’hier non plus alors qu’elle s’est autant intéressé aux gens de l’ombre qu’à ceux d’ailleurs à un moment ou un autre de sa carrière. Sans redonner dans le documentaire ou le style documentaire, elle reste néanmoins très près de la réalité, n’en déplaise aux référents très théâtraux et les noms de ses personnages issus de sa source, menant cette fois son combat de front et non en enquêtant sur son sujet, son style habituel, le laissant ici judicieusement respirer à travers les quatre murs de la réalité qui essaie de la brimer ou de la rattraper.
Une argumentation faillible
On regrette alors que la base soit si faible. Bien sûr, on comprend que l’amour fraternel est au centre du plaidoyer et qu’on veut nous questionner sur la capacité de pardonner par amour, par sens du devoir familial surtout lorsque la famille en question est constamment en danger. Sauf que le camp adverse de notre protagoniste a beau être pratiquement restreint de droit de parole, à défaut d’être foncièrement méchant et acharné (parlez-en au personnage de Benoit Gouin), il ne laisse pas sur notre passage des pistes de réflexion qui jouent en la faveur de l’empathie envers notre protagoniste. Et ce bien qu’on tente de nous amadouer par le biais de nombreux personnages empathiques, comme celui de Kathleen Fortin ou de Jean-Sébastien Courchesne, deux jolies bouilles qui réconfortent trop facilement.
Certes, tel que mentionné précédemment, les méchants sont vraiment méchants ici, mais qui sont véritablement les gentils, si ce n’est de ce concept jamais bien défini de la liberté?
Propulsé par une jeunesse naïve, entêtée, peu sérieuse et peu ouverte aux dialogues, le film continue de s’empêtrer dans ses propres pieds en osant ajouter à tout cela un sentiment d’appartenance, de globalité et de mouvement de foule essentiellement très « médiatique » qui ajoute au ridicule de l’ensemble. On se demande encore à quel point cette appropriation de la couleur rouge est malhabile dans son manque de subtilité. Ainsi, vite banalisés, les efforts mis en place par la protagoniste pour donner justice à sa propre personne, mais aussi à sa famille et aux opprimés en général, combat sans fin entre David et Goliath transposé ici par la justice et ses procédures « démunies de tout cœur, de toutes émotions », tournent rapidement en rond.
Quel est véritablement le message qu’on veut passer et qui attaque-t-on véritablement? En a-t-on envers la police ou le Canada en entier? Si oui, pourquoi utiliser la citoyenneté comme ultimatum, à défaut d’en banaliser le terme et sa forme papier? Disons que ce combat identitaire n’a certainement pas le panache de Nadav Lapid dans son splendide Synonymes.
La confusion des partis et l’injustice facile des revirements empêchent ainsi régulièrement l’ensemble d’aspirer au niveau de tragédie grecque dont il s’inspire librement, manquant en nuances et en développement. L’ajout d’un complice « blanc québécois » et de son père « dans une position difficile », tous deux issus d’un milieu aisé évidemment et profondément touchés et bouleversés par la situation des démunis, n’aide pas non plus, faisant passer le plus réussi Kuessipan pour un poème à ses côtés. Également aussi parce que Antoine Desrochers devrait être laissé à jouer les niais comme dans Jeune Juliette que les anarchistes passifs, affaiblissant de beaucoup la crédibilité du long-métrage, mais aussi son rythme. Une scène intime en pleine nature qui se veut libératrice a également autant de doigté que celles provenant d’un film de Louise Archambault, comme on nous l’avait plaqué dans Gabrielle, ou même dans Il pleuvait des oiseaux.
Antigone demeure une œuvre percutante qui ne manque ni d’audace, ni d’ambition, bien loin devant la modestie charmante de Les signes vitaux il y a dix ans déjà, plus grand public que son supérieur et fascinant Le profil Amina. Dommage, toutefois qu’il fasse davantage grincer des dents qu’il ne fasse souffler ce vent de révolte auquel il rêve allègrement.
5/10
Antigone prend l’affiche en salles ce vendredi 8 novembre.
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