Jim Chartrand
Depuis son remarquable Amores Perros, le cinéaste Alejandro González Innáritu s’est toujours intéressé à la bestialité de l’homme. À ce qui le lie, le différencie, l’unit, l’oppose et le ramène à la bête. Moins d’un an après avoir raflé les grands honneurs avec son audacieux et jouissifBirdman, dont trois Oscars incluant le meilleur film et la meilleure réalisation, il retourne dans la violence avec son époustouflant The Revenant, un souffle épique qui en laissera plus d’un sans voix.
Qu’importent les invraisemblances du scénario, bien que son histoire soit basée sur des faits véridiques, The Revenant est une fable de plus sur la persévérance, mais d’abord et avant tout une expérience. Plus immersif que jamais, en refaisant équipe avec le directeur de photographie visionnaire Emmanuel Lubezki, Innáritu se permet une plongée à couper le souffle dans l’Ouest canadien du temps de la colonisation, des explorateurs et des Indiens.
Une fois l’introduction passée qui donne le ton poétique de l’ensemble (difficile de ne pas penser momentanément à Malick, bien que le film crie constamment Innáritu de par sa manière singulière de toujours ramener à la mélancolie et la solitude des êtres bien entourés qui se sentent néanmoins mal-aimés), il ne faut absolument pas manquer l’extraordinaire scène d’ouverture qui montre une attaque enlevante et captivante. C’est là qu’on donne le ton brutal de l’ensemble, puisque le film s’amusera à jongler avec émotions entre la beauté et la laideur, la générosité et la cruauté, usant de la brutalité pour faire ressortir l’animosité. Après tout, on se plaît quand même à incorporer l’animal dans la majorité des plans, des fourmis aux oiseaux, des bisons aux chevreuils, filmant l’homme comme la bête et la bête comme les hommes, les montrant du sol aux cieux, de la terre à la rivière. Qu’y a-t-il de si différent entre le regard d’un homme et celle d’un animal? Et qu’utilise l’homme pour se protéger lorsqu’il se couvre pour éviter le froid?
Voilà alors un long-métrage sur la survie comme on en voit très peu puisqu’en limitant les mots pour mieux en bonifier l’ambition, on y tisse une méditation, lente, longue, mais éprouvante sur le cœur de la nature humaine. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour notre propre survie?
Engageant à un niveau que bien peu de films contemporains l’ont été par le passé, à l’exception peut-être d’œuvres du genre de Gravity par l’ami Alfonso Cuarón, ou du Mad Max: Fury Road de George Miller, voilà qu’on nous ramène à nouveau un Tom Hardy qui continue de se satisfaire de contre-emploi en jouant ici, au-delà de l’antihéros, l’antagoniste le plus cruel et sans pitié de mémoire récente.
Film sur l’adversité, le brillant Hardy dans le rôle de l’impitoyable Fitzgerald est ainsi confronté à un spectaculaire Leonardo Dicaprio plus déterminé que jamais dans le rôle de Hugh Glass, protagoniste endeuillé qui n’a que comme seul ressource son fils amérindien. Lorsqu’un ours blesse Glass pratiquement à mort, Fitzgerald voit ici l’opportunité de mettre en place ses plans purement égoïstes pour se débarrasser de celui qui porte une affection trop grande à ceux qui ne cessent de les attaquer.
C’est que, Innáritu oblige, une seule histoire a plusieurs branches et celles-ci ne demandent toujours qu’à se croiser, ne serait-ce le temps d’un instant. C’est là qu’alternent la destinée des différents groupes, que ce soit les différents clans de « sauvages », les différentes troupes de chasseurs ou même les différentes divisions du groupe principal de trappeurs. Comme quoi le cinéaste nous rejoue brièvement le coup des barrières de langue, évoquant Babel en proposant l’incompréhension des uns aux autres comme motif principal de la haine, mais aussi de la peur (qui engendre intrinsèquement la haine).
Laissé pour mort face à une succession de circonstances fâcheuses, le titre du long-métrage se mettra alors en branle alors que Hugh s’armera de toute sa force et sa passion pour non seulement effectuer son retour, en revenant au camp, mais aussi son retour d’entre les morts physiques et métaphoriques pour assurer sa vengeance envers les raisons qui l’ont pratiquement menée à sa perte.
Visuellement splendide, émotionnellement riche, psychologiquement exigeant du haut de ses 156 minutes dont on ne peut détacher le regard, magnifié par les compositions célestes de Ryuichi Sakamoto, aidé de Bryce Dessner du groupe The National et de Carsten Nicolai, The Revenant s’apparente constamment à cette catégorie élitiste que sont les chefs-d’œuvre. Si ses thèmes évoquent le western, le road-movie et tant d’autres genres qu’on a usé à la corde par le passé, sans pour autant jamais totalement s’abandonner à l’une ou l’autre de ses propositions, alors que son scénario n’apporte rien qu’on n’aurait pas déjà vu auparavant, le long-métrage a néanmoins cette capacité riche et unique de nous donner l’impression d’en découvrir l’essence même de l’histoire pour la première fois.
Avec son regard compassionnel toujours grandissant, mieux concis que dans son mésestimé Biutiful, Innáritu, comme toujours, ne se contente pas de faire un drame humain, mais un film sur l’humain, dans toutes ses forces, mais aussi toutes ses faiblesses, se permettant de regarder en lui, mais aussi en nous, proposant un dernier plan risqué qui, dans un souffle judicieusement cadencé, nous coupera le nôtre une fois de plus.
9/10
The Revenant prend l’affiche ce vendredi 8 janvier