Bien plus qu’une simple bande dessinée, c’est une enquête en bonne et due forme sur l’une des industries les plus lucratives (et les plus meurtrières) de tous les temps que livrent Pierre Boisserie et Stéphane Brangier avec l’album Cigarettes, le dossier sans filtre.
Tout le monde, à commencer par les fumeurs eux-mêmes, sait que la cigarette est nocive pour la santé. Pourtant, malgré toutes les campagnes de sensibilisation ayant vu le jour dans les trente dernières années et la masse d’information scientifique établissant le lien entre son usage et les maladies respiratoires, un milliard d’êtres humains continuent, encore aujourd’hui, de s’adonner au tabagisme, et 7 millions de personnes en meurent chaque année. Comment cette industrie a-t-elle réussi le tour de force de nous faire consommer massivement un produit qui rend dépendant, malade, et finira par nous tuer plus d’une fois sur deux? Voilà la question à laquelle répond la bande dessinée Cigarettes, le dossier sans filtre.
Divisé par thèmes (« À la conquête du monde », « Marketing mon amour », « Politique & Lobbying », etc.), Cigarettes, le dossier sans filtre retrace, de manière assez exhaustive pour une bande dessinée, l’histoire pas si connue de l’industrie du tabac, depuis Christophe Colomb qui ramena la plante en Europe et Jean Nicot qui popularisa son usage à la Cour de France (et lèguera son nom à la nicotine), en passant par l’invention de la cigarette elle-même, l’arrivée du filtre et des marques dites « légères », sans oublier les innombrables manipulations, autant des composantes chimiques du produit que de l’opinion publique, auxquelles se sont livrées les cigarettiers au fil des ans.
Bien au-delà du tabagisme, Cigarettes, le dossier sans filtre est une lecture fort intéressante puisque, agissant en véritable précurseur depuis ses touts débuts, l’industrie du « Big Tobacco » n’a pas seulement ouvert la voie à l’industrialisation ou au néolibéralisme, mais a également inventé la psychologie de masse pour vendre davantage, les études scientifiques commanditées, le lobbying politique, les publireportages brouillant la ligne entre réclame et information, le placement de produit ou à la commandite d’événements, autant de tactiques encore utilisées de nos jours par les pharmaceutiques, les pétrolières, ou les fabricants d’armes.
Sans rien enlever à la gravité du sujet abordé ni à la rigueur des informations qui y sont présentées, Cigarettes, le dossier sans filtre se permet une dose d’humour, ce qui rend son exposé beaucoup moins aride et plus accessible, et une légende de texte sérieux s’accompagne souvent d’une image humoristique. La bande dessinée personnifie l’industrie du « Big Tobacco » avec Mr. Nico, le narrateur de cette épopée s’étalant sur plus de trois siècles, et l’homme en complet veston s’insère à travers l’action, offrant des clopes de la marque « Snake Smoke » à Ève dans le jardin d’Éden par exemple, ou revêtant un casque de soldat pour apporter des paquets aux troupes dans les tranchées durant la Seconde Guerre mondiale.
Depuis sa couverture rouge et or, clairement calquée sur celle d’un paquet de Pall Mall, Cigarettes, le dossier sans filtre s’amuse à détourner l’iconographie propre à l’industrie du tabac, des vieilles publicités des années 1940 en passant par Joe Camel et le Marlboro Man. En plus de ses dessins simples et efficaces, on apprécie l’inventivité visuelle dont fait preuve Stéphane Brangier pour intégrer de façon dynamique des données et des statistiques à ses planches. Contrairement à la publicité du tabac, on ne peut reprocher à l’album de viser les jeunes, avec sa coloration peu attrayante dominée par des teintes de bourgogne, de marron, d’olive, de caca d’oie, ou de kaki.
Pierre Boisserie et Stéphane Brangier livrent une impressionnante enquête dessinée avec Cigarettes, le dossier sans filtre, et s’il ne convaincra peut-être pas un fumeur d’écraser, cet album dissipe avec une redoutable efficacité l’écran de fumée derrière lequel se cache l’industrie du tabac.
Cigarettes, le dossier sans filtre de Pierre Boisserie et Stéphane Brangier. Publié aux Éditions Dargaud, 160 pages.
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