Aux États-Unis, le combat pour l’égalité raciale peut s’inscrire dans un projet plus vaste de défenses des droits sociaux, politiques et économiques de tous, soutient le professeur de sociologie Rick Fantasia dans le Monde diplomatique du mois d’août. Pourtant, les étudiants s’isolent sur leur campus au lieu de prêter main-forte aux classes populaires.
À partir des années 1980, les responsables politiques ont renoncé à modifier la marche des choses et ont tenté de faire accepter aux populations cette conversion à une forme d’impuissance assumée et presque militante, écrit la spécialiste de l’Afrique et des institutions européennes Anne-Cécile Robert dans son essai La stratégie de l’émotion parut chez Lux Éditeur en 2018. Sur les campus universitaires, foyers des mobilisations contestataires, un prisme de l’identité sociale s’est progressivement imposé: race, genre et classe.
À une époque où les discours conservateurs dominent le reste de la société, l’enseignement supérieur est l’une des rares institutions où les idées de gauche sont acceptées et libres de se déployer. Au lieu de militer contre les injustices dans leur société, les étudiants focalisent sur les interactions sociales qui se déroulent sur leur campus, les microagressions en particulier. Des tensions ou des conflits de faible intensité surviennent lorsque des étudiants issus de milieux sociaux stigmatisés se sentent lésés par des formes d’expression humiliantes ou insultantes, à leurs yeux.
Exprimé par le «dominant», un désaccord devient souvent une microagression pour le «dominé». Il suffit aux étudiants de brandir la différence comme une valeur en soi et de dénoncer l’ignorance et le manque de sensibilité de ceux qui lui opposent une objection ou qui le combattent. Une erreur de communication, une mauvaise décision ou une déclaration malheureuse de la part des administrateurs des universités peut avoir des conséquences explosives, voire des poursuites judiciaires.
Beaucoup d’étudiants et d’enseignants issus de l’élite admettent publiquement leurs privilèges quant à leur race, leur genre, leur orientation sexuelle, etc. Leur sentiment de responsabilité et de culpabilité envers ceux qui sont bannis de leur monde est purgé à travers un jeu social dans lequel ils obtiendraient du crédit en avouant aux autres la conscience et la honte qu’ils ont de leurs privilèges, éloignant temporairement du même coup l’accusation d’en faire usage.
Chasse numérique aux sorcières
Sur les réseaux sociaux, ce militantisme prend la forme d’une humiliation publique des adversaires, et qui vise à emporter l’adhésion non pas en se fondant sur des intérêts communs, mais en agitant la peur d’être stigmatisé à son tour, aux yeux de tous. «Comme les dénonciations tendent à être publiques, elles favorisent un militantisme universitaire de salon, où la dénonciation constitue une fin en soi», explique l’écrivain Asam Ahmad.
Le prisme identitaire forgé dans les universités américaines détermine la façon dont la société est perçue, amplifié par internet. «C’est pourquoi les feux de brousse prennent si aisément sur les réseaux sociaux. L’incendie qui se propage sans fin et semble se renouveler sans cesse suscite également l’esprit de meute. Le suivisme et le mimétisme font rage derrière les proclamations d’individualisme. On préfère reproduire à toute vitesse que vérifier et s’interroger», explique Anne-Cécile Robert dans son essai portant sur l’empire des affects qui met la démocratie en péril.
L’humiliation en ligne rappelle la chasse aux sorcières et l’épuration idéologique du campus rappelle la terre nouvelle des pèlerins venus s’établir avec leur famille en Amérique. Alors il ne faut pas s’étonner que ce discours identitaire se soit épanoui dans la plupart des départements de sciences humaines, encouragé par le développement du champ d’études interdisciplinaires des «cultural studies».