Le livre ne paie pratiquement pas de mine. Réimprimé sur du papier sans éclat, auquel on a rajouté une simple couverture cartonnée sans fioritures, le roman donne l’impression d’être une oeuvre parmi tant d’autres. Et pourtant, Sarcellopolis, écrit par Marc Bernard en 1963 et récemment réédité aux éditions Finitude, est un petit bijou de la littérature contemporaine.
Sarcelles, début des années 1960. À une quinzaine de kilomètres de Paris, le journaliste Marc Bernard est envoyé pendant trois mois dans cette ville nouvelle faite de grandes tours immaculées pour y vivre cette vie moderne que l’on vante comme étant l’avenir de la société occidentale. En multipliant les rencontres, les observations et les réflexions, il en a tiré un livre, livre qui, près de 60 ans plus tard, demeure une référence lorsque vient le temps d’à la fois imaginer la ville de l’avenir et de s’interroger sur les impacts de la vie dans une société moderne où chacun dispose de son logement soigneusement numéroté dans une tour qui l’est tout autant.
Le modèle de la ville moderne demeure sans contredit celui des gratte-ciels, des avenues bien droites, des pelouses méticuleusement entretenues. Oh, il y a bien ce mouvement pour des cités à échelle plus humaine, pour une meilleure intégration du patrimoine bâti, pour le développement immobilier autour des axes de transport, avec une attention toute particulière apportée aux commerces de proximité, mais à Sarcelles, comme à bien d’autres endroits de par le monde, la modernité, ce sont ces tours vertigineuses dans lesquelles l’on s’empile. Pour les Français se remettant encore de la Deuxième Guerre mondiale, cette promesse de grands logements aux tout aussi grandes fenêtres, avec eau chaude et chauffage central, correspond sans doute au véritablement avènement de l’époque post-moderne. Finis ces villages et ces villes bâtis au fil des siècles, avec, comme résultat, des infrastructures en mauvais état et des rues qui partent dans tous les sens, avec des bâtiments à l’avenant.
Sarcelles, ville moderne? Soit, mais cette cité nouvelle est accompagnée des problèmes liés à quantités d’autres municipalités et métropoles construites à la va-vite: manque de services communautaires, manque de cohésion sociale, manque de vie nocturne – l’auteur en parle comme d’une authentique ville-dortoir, d’où toute vie disparaît après 20h –, manque de sentiment d’appartenance… Il est fascinant de constater qu’un demi-siècle plus tard, la façon de concevoir la ville ne semble pas avoir évolué. Oh, bien entendu, il est possible d’adapter des cités déjà construites pour les rendre plus attrayantes, plus gaies, plus dynamiques, mais il suffit de prendre un exemple situé plus près de nous, le quartier Griffintown, par exemple, pour constater que les développeurs immobiliers ont rarement, sinon jamais l’intérêt de la Cité à coeur, et qu’il est plutôt question de maximiser les profits.
Dans le cas de Sarcelles, en fait, les créateurs se confieront au journaliste dans un chapitre particulièrement intéressant du livre: tous les services, tous les petits plus destinés à améliorer l’ordinaire des habitants, tout cela est prévu. Mais cela prendra du temps, et pour ouvrir des cliniques ou inaugurer des écoles, il faut des habitants. Et pour avoir des habitants, il faut construire des tours. Dont acte. Il faut aussi de l’argent, argent qui semble manquer. Comme quoi, ce ne sont pas seulement les principes d’urbanisme qui ne changent pas, mais aussi la timidité des politiciens.
Écrit de main de maître, Marc Bernard ayant déjà un Goncourt à son actif avant de se lancer dans la rédaction du présent ouvrage – excusez du peu! –, Sarcellopolis se veut à la fois traité politique, manuel d’urbanisme, mais aussi étude sociologique, recueil de témoignages et instantané d’une France au tournant de son histoire. En à peine 200 pages, on présente ici un chef-d’oeuvre qui, un demi-siècle plus tard, n’a presque pas pris une ride. Livre incroyable, livre fantastique, livre essentiel, Sarcellopolis a amplement mérité sans place dans toute bibliothèque moindrement sérieuse. À se procurer absolument. Et à glisser entre les mains de tous les décideurs.
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